J'ai 27 ans, je suis danseuse à l'Opéra et voici mon quotidien

La danseuse Eugénie Drion, qui représente aux côtés de trois autres danseur-euse-s la collection du Coq Sportif pour l'Opéra de Paris, a répondu aux questions du Journal des Femmes. La jeune femme a accepté de nous raconter son parcours et son quotidien au Palais Garnier.

J'ai 27 ans, je suis danseuse à l'Opéra et voici mon quotidien
© Ikaubert

Eugénie Drion a 27 ans et a passé près des deux tiers de sa vie à l'Opéra de Paris. La danseuse est, aux côtés de trois autres de ses collègues, le visage de la collection dessinée par Le Coq Sportif pour l'institution française. Rencontre.

Le Journal des Femmes : À part la danse, qu'aimez-vous faire ?
Eugénie Drion : Danser est ma passion, mais je suis très curieuse et j'ai beaucoup d'activités annexes. En ce moment, par exemple, je monte un cabaret lyrique avec une amie et j'étudie à Sciences Po dans le cadre du certificat pour les sportif-ve-s de haut niveau. Ce cursus est très intéressant, il permet de rencontrer d'autres athlètes, qui certes, n'ont pas la même approche artistique que les danseur-euse-s, mais avec qui j'ai plein de points communs, notamment en ce qui concerne la portée philosophique du sport. En parallèle, je fais beaucoup de sport : du yoga, de la natation, un peu de voile, du cycling aussi, qui me procure une sensation de dépassement physique, un état de flow que j'adore. Je travaille aussi avec ma petite sœur Albane, qui est directrice artistique.

Tout le monde a la fibre artistique dans votre famille ?
Ma mère aurait aimé faire des études d'art, mais son père était un artiste qui travaillait dans la publicité et qui pensait qu'il était dur de percer dans ce secteur Ma grande sœur travaille chez L'Oréal auprès des égéries de la marque. Ma petite sœur, elle, a fait ses études dans l'école d'art Penninghen. En ce qui me concerne, la danse est arrivée très tôt dans ma vie, puisque, enfant, je voulais devenir avocate, danseuse étoile et présidente de la République.

Est-ce que vous pouvez me parler de vos débuts à l'Opéra de Paris ?
J'y suis entrée à l'âge de 10 ans. À partir de l'inscription au sein de l'école, il y a un examen chaque année, à l'issue duquel on peut redoubler ou être renvoyé-e. Ce qui rend ce parcours un peu spécial, parce que tous les ans, certain-e-s de nos ami-e-s partent. Pour autant, dans ma génération, la compétition était très saine. Nous nous entendions tous-tes très bien et nous ne nous sommes jamais mis de bâtons dans les roues.

Et ensuite ?
Arrivée en première division, je n'ai pas eu de contrat longue durée tout de suite. L'Opéra compte 154 danseurs en CDI et chaque année, un certain nombre de postes s'ouvre en fonction de celleux qui partent à la retraitefixée à l'âge de 42 ans et demi pour les femmes. Donc certaines années, il y a sept départs, d'autres, aucun. Douze mois plus tard, j'ai réussi à obtenir un CDI, et je suis entrée dans la compagnie en même temps que Benjamin Millepied [directeur de l'Opéra de Paris de novembre 2014 à août 2016, ndlr], une période de gros chamboulements. Malheureusement, très vite, j'ai eu une fracture de fatigue au pied. Par chance, Benjamin avait monté un partenariat avec l'Insep (Institut national du sport, de l'expertise et de la performance) qui permet d'avoir aujourd'hui un pool de médecins et de professionnel-le-s de santé au sein de l'Opéra. 

À quoi étaient dues vos fractures de fatigue ?
Elles étaient liées à des facteurs hormonaux et à la diminution de ma masse osseuse, qui baisse à partir de 20 ans chez tout le monde. Et puis je devais m'habituer à un nouveau rythme. À l'école, on pratique entre 3 et 5 heures par jour, alors que dans la compagnie, c'est plutôt 8 heures quiotidiennes d'entraînement.

Vous êtes quadrille, quelle est votre rôle dans les ballets ?
Lorsque l'on est quadrille, on participe à de nombreuses productions. Surtout que les femmes travaillent énormément à l'Opéra. Pour vous donner une idée, lorsque l'on danse le Lac des cygnes, par exemple, on doit connaître jusqu'à 70 placements différents, parce que l'on peut être sollicitée à tout moment pour remplacer une autre danseuse et il faut connaître sa partie. C'e qui est paradoxal, c'est que tout au long de la formation, les danseur-euse-s s'entraînent pour être solistes. Or dans le corps de ballet, iels font partie d'un groupe et ne doivent pas se démarquer des autres, iels n'ont pas leur voix, leur âme. Comme les danseur-euse-s dansent pour incarner des personnages, cela peut être, par moment, un peu frustrant pour elleux.

Comment peut-on évoluer au sein de la compagnie ?
Pour monter dans la hiérarchie, chaque année, il y a un concours pour lequel on doit présenter une variation, commune aux différentes prétendantes qui sont toutes habillées en tutu blanc. La deuxième étape du concours est un solo de trois minutes issu de n'importe quel ballet du répertoire, que ce soit du contemporain ou du néo-classique. C'est un moment pendant lequel la pression est très forte, puisque le concours se passe en présence d'un public qui n'a, par ailleurs, pas le droit d'applaudir. Actuellement, il y a aussi beaucoup d'auditions pour des ballets de danse contemporaine. À l'opposé du classique, qui s'appuye sur gestes non naturels comme la souplesse ou l'en-dehors du pied, le contemporain suit les corps et constitue un nouveau langage. C'est comme changer de métier : il y a moins de monde sur scène, la hiérarchie n'existe pas, tout est remis à zéro.

Est-ce dur de savoir que sa carrière s'arrêter à 42 ans et demi ?
Personnellement, j'adore cette idée. Pour l'instant, lorsque je ne danse pas, j'ai l'impression d'être à côté de mes pompes, donc c'est hyper important pour moi de vivre ma carrière à fond. Mais la perspective d'avoir plusieurs vies me plaît. Il faut juste savoir anticiper pour ne pas se retrouver livré-e à soi-même au moment de la retraite. Parce que l'on entre à l'Opéra à 10 ans et que l'on y grandit, sortir de cette bulle peut être effrayant. Il faut trouver ce qui nous passionne, c'est pour cette raison que je prends de l'avance avec Sciences Po, pour prendre du recul et élargir mes perspectives. Beaucoup de danseur-euse-s choisissent, eux, de rester dans ce milieu et deviennent professeur-e-s, travaillent à la régie, à la lumière…

Vous avez passé la majeure partie de votre vie à l'Opéra, comment c'était de grandir dans cette institution ?
C'était assez génial, je m'entendais très bien avec les autres élèves et aujourd'hui, nous avons une véritable relation de fratrie. C'est vrai qu'à l'adolescence, on exigeait de nous une certaine rigueur, mais on a toujours su pourquoi. On me demandait souvent : "Pas trop dur, tous ces sacrifices ?" Sur le moment, ça allait, je n'avais pas envie d'aller boire des coups jusqu'à pas d'heure et d'avoir mal aux jambes le lendemain. Avec le recul, je me rends compte que j'ai vécu certaines choses plus tard, mais à l'époque, j'avais un objectif et je me dépassais au quotidien pour l'atteindre. J'ai une passion, ce qui n'est pas donné à tout le monde, donc je mesure ma chance.

Quelle est votre journée type à l'Opéra ?
Elle n'est jamais identique ! Mais en période de répétition, je me réveille et je débute la journée par un massage des pieds et des jambes avec de l'huile à l'arnica. J'avale un petit déjeuner composé de flocons d'avoine et de lait d'avoine, puis je file à l'Opéra, Garnier ou Bastille selon les répétitions. J'ai le choix entre plusieurs cours, que je sélectionne en fonction du professeur, du pianiste et de mon planning. Puis je passe chez le kiné, je fais une session de renforcement musculaire ou je me rends à la salle selon les besoins du prochain ballet. Parfois, aussi, je vais juste déjeuner et je travaille sur mes projets perso. Ensuite, nous avons des répétitions de 13h45 à 19h.

Comment se déroulent les répétitions ?
Nous apprenons les chorégraphies par petits bouts, une minute par une minute, puis deux minutes par deux minutes, etc., pour travailler en profondeur et en détail chaque intention, afin de conserver la qualité malgré l'énorme effort fourni. Les répétitions se font d'abord au piano, puis sur scène avec l'orchestre et s'enchaînent parfois six jours par semaine. À titre d'exemple, dans le ballet en hommage à Maurice Béjart [dont les représentations ont eu lieu du 21 avril au 28 mai 2023, ndlr], je dansais cinq minutes sur l'œuvre L'oiseau de feu. Les jours de représentations, j'avais un cours à 17h30, puis le maquillage, la coiffure et l'échauffement jusqu'au spectacle à 20h. 

Quelle est votre routine sportive ?
Je nage beaucoup, pour me détendre ou en récupération active. En échauffement, je fais du vélo et en fonction de mes blessure, du renforcement spécifique, du cardio, du gainage, des séries de relevés, du renforcement du psoas, des fessiers et des chevilles, parce qu'elles sont très sollicitées en danse. En fonction des ballets, je me masse et je fais de la cryothérapie.

Est-ce qu'être danseuse classique, c'est forcément synonyme de privation ?
Oui, car le classique a des normes hyper spécifiques en termes d'esthétique et de physique : de longues jambes, un petit buste, un long cou…. À l'école de danse, c'est particulièrement regardé, or certain-e-s changent pendant l'adolescence et ne correspondent plus à ces canons. Ces derniers s'expliquent par le fait que nos corps sont très visibles, très dénudés et doivent être uniformes sur scène. Donc les danseur-euse-s s'entraînent beaucoup et mangent sainement pour se sentir en forme. À vrai dire, c'est valable pour tous-tes les athlètes, qui doivent sécher avant des compétitions ou pour correspondre à des codes de beauté spécifiques afin de trouver des sponsors. En contemporain, en revanche, la singularité est presque valorisée. Les costumes, les lumières, les scénographies mettent en valeur les corps pour les laisser raconter une histoire.

Qu'en est-il de ce mythe de la rivalité et des coups bas que l'on associe souvent à la danse ?
Ce cliché est né pendant la période romantique, avec la création du ballet Les Sylphides, le tout premier sur pointes. Ces danseuses parfaites et vulnérables, purs produits du male gaze, étaient les stars de l'époque, auxquelles on prêtait de fausses rivalités pour vendre davantage de journaux. Dans ma génération, je n'ai jamais rien connu de tel, je n'ai jamais été témoin d'intimidations ou d'histoires. Mais ce qui est certain, c'est qu'à partir du moment où un-e danseur-euse entre dans la compagnie, iel a le potentiel d'être un-e soliste. Ce qui fpeut faire la différence entre toi et les autres, c'est que les autres ne soient pas au top niveau quand toi tu y es.

Qu'en est-il de la maternité quand on est une danseuse de l'Opéra ?
Nous sommes les seules sur le marché de la danse à être en CDI, donc nous avons un congé maternité comme toutes les autres personnes qui tombent enceintes. Après, c'est une histoire de timing. Certaines choisissent d'avoir un enfant après une opération, suite à une période de rééducation, par exemple. En moyenne, celles qui sont mères pendant leur carrière à l'Opéra en ont deux. Donc il est tout à fait possible d'y vivre une ou des grossesses. Mais évidemment, cela comporte un risque, parce que l'on ne sait pas comment on va reprendre après, comment le corps réagira à la maternité.

Autre sujet qui peut préoccuper les danseuses : les règles. Comment abordez-vous cette période mensuelle ?
Il y a de plus en plus de compréhension par rapport aux règles, surtout pour les personnes chez qui elles sont très douloureuses. Lors d'un ballet, on essaye d'anticiper, de s'organiser. Avec un tampon et un string menstruel, par exemple, je sais que je peux tenir jusqu'à l'entracte. Il ne faut toutefois pas oublier que le corps tout entier réagit quand on a ses règles : on peut davantage se blesser, donc il faut éviter de trop forcer, on a le ventre gonflé, donc dans le tutu il faut rentrer le ventre, et cette sensation de lourdeur est aux antipodes de la légèreté que suggère la danse…

En parallèle de votre carrière, vous avez monté une association qui s'appelle Indépendanse, pouvez-vous nous en parler ?
Je l'ai créée en 2018 avec des ami-e-s danseur-euse-s et ma petite sœur pour promouvoir la danse à travers une approche multiculturelle. Lorsque je me rends en vacances à l'étranger, j'essaye toujours d'aller danser avec les compagnies locales, ce que j'ai fait lors d'un voyage en Egypte. Je me rends bien compte que la danse, la culture est un soft power, mais là-bas, c'est encore plus concret. L'Opéra du Caire a été fermé après le Printemps Arabe et il y a eu des manifestations pour sa réouverture. Nous sommes donc reparti-e-s là-bas en 2019 avec avec six danseur-euse-s, des costumes créés par la marque de mode Vaillant, la musique d'un ancien de l'Opéra de Paris et une chorégraphie de l'un de nos maîtres de ballet que nous avons envoyée en vidéo à l'Opéra du Caire. Ensemble, nous avons monté un spectacle autour de la liberté. C'était l'occasion de travailler de concert, d'échanger d'un point de vue artistique et technique avec d'autres danseur-euse-s.

Le Coq Sportif accompagne les danseur-euse-s de l'Opéra de Paris depuis plusieurs années. Comment la marque vous épaule-t-elle ?
Le Coq Sportif est devenu le premier équipementier de l'Opéra en 2019. Au début, la marque fournissait des vêtements aux danseur-euses pour les tournées, puis une collection spécialement créée pour nous a vu le jour. Nous sommes quatre danseur-euse-s à représenter cette ligne, deux hommes et deux femmes. Ce qui est génial, c'est que Le Coq Sportif nous considère comme les autres sportif-ve-s de haut niveau qu'elle habille. Nous allons pouvoir créer du lien avec ces athlètes et participer à leurs côtés aux actions que la marque soutient via sa fondation. À nous de trouver ce que nous allons pouvoir proposer avec la danse !

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