Sandrine Martinet : "Être mère et sportive de haut niveau, c'est possible"

C'est l'une des figures du para judo en France. Sandrine Martinet énonce ses objectifs très clairement. En 2024, lors des Jeux de Paris, la quarantenaire vise une nouvelle médaille, elle qui a déjà remporté l'or à Rio (2016) et l'argent à Tokyo (2020), Pékin (2008) ou encore Athènes (2004). À quelques mois de la compétition, l'athlète, qui est soutenue par Danone, a accepté de répondre aux questions du Journal des Femmes.

Journal des Femmes : Comment vous êtes-vous mise au sport ? 
Sandrine Martinet : Au départ je voulais juste me faire plaisir, avoir des copain-ine-s et faire du sport. Dès les premières compétitions en valide, j'ai eu envie de progresser et de continuer à grimper sur le podium. A l'époque, je ne connaissais pas le monde du handicap au-delà de mon quotidien. Je suis déficiente visuelle depuis la naissance. Ma pathologie s'appelle l'achromatopsie. C'est une maladie génétique sur un gène récessif qui entraîne une non vision des couleurs, me rend très sensible à la lumière tout en diminuant mon acuité visuelle et mon champ de vision. 

Quand avez-vous eu envie d'en faire votre carrière ?
Mon entraîneur me considérait comme quelqu'un capable de performer en valide. J'avais alors pour objectif de faire des compétitions départementales, régionales, des tournois nationaux... Après le bac, je suis allée à la fac, mais visuellement, c'était très dur, j'ai pris un véritable mur et j'ai redoublé ma première année en bio. L'année suivante, j'avais très peu d'heures de cours, donc j'ai passé beaucoup de temps dans mon club, à Vincennes, qui était sensibilisé au para judo et qui avait des partenariats avec des écoles spécialisées pour les déficient-e-s visuel-le-s. Au cours de cette année, j'ai vu ce qui se passait en para judo, j'ai participé aux championnats de France qui se sont très bien passés, puis j'ai été sélectionnée pour les championnats du monde.

2002 a été une année très importante dans votre vie...
Oui ! Cette année-là, je décroche l'argent aux championnats du monde, contre la numéro 1 de l'époque. Au même moment, les Jeux paralympiques d'Athènes annoncent qu'il y aura du para judo féminin à l'affiche de la compétition pour la toute première fois. Le fait de pouvoir préparer cet événement, c'était assez incroyable. À cette époque, je rencontre, lors d'une compétition, celui qui allait devenir mon futur mari et le père de mes enfants. Enfin, en 2002, je croise un collègue judoka qui est en prépa kiné. Jusque-là, je n'avais jamais été dans des écoles spécialisées pour personnes en déficience visuelle, donc je ne savais pas que je pouvais suivre ce type de formation. Je décide donc de demander ma carte handicapée et de faire toutes les démarches pour intégrer ce cursus. 

Comment est-ce que votre famille vous encourageait à l'époque ? 
Mon père adore le sport, il est extrêmement fier de ma carrière. Mais plus jeune, ma famille a toujours priorisé les études. Mes parents ne m'ont jamais déclaré en situation de handicap, parce qu'ils étaient sûrs que j'étais capable de faire aussi bien que les autres enfants. Ils craignaient qu'entreprendre ces démarches m'empêche d'avoir un métier. Il faut bien se rappeler qu'à l'époque, le handicap était encore plus tabou et méconnu qu'aujourd'hui. Paris 2024 est un vrai accélérateur pour faire évoluer les mentalités.

Est-ce que vous pouvez nous expliquer ce qu'est le para judo ?
Le judo est accessible à plusieurs types de handicaps d'un point de vue loisir : les personnes hémiplégiques, déficientes visuelles, audio ou intellectuelles peuvent s'entraîner en club. Aux Jeux paralympiques, seul-e-s les athlètes avec une déficience visuelle peuvent participer. Jusqu'en 2022, il y avait trois catégories, en fonction de l'acuité et du champ visuel de chaque athlète. Les B1, B2 et B3 pouvaient toustes se rencontrer pendant les compétitions, mais, en fonction de leur déficience visuelle, iels bénéficiaient d'un système de bonification des points. Désormais, il n'y a plus que deux classification, J1 pour les non-voyant-e-s et J2 pour les mal-voyant-e-s et chacune a ses propres compétitions, ce qui a entraîné la disparition de certaines catégories de poids, parce que sinon, il y avait trop de podiums. En ce qui me concerne, j'ai dû passer des – 52 kg aux – 48 kg. 

Qu'est-ce que cela a changé à votre manière de vous entraîner pour appréhender vos nouvelles concurrentes ?
Il y a eu du renouveau juste après les Jeux paralympiques de Rio, dont une Kazakhe, Akmaral Nauatbek, qui était sur le circuit valide lorsqu'elle était junior. Je l'ai rencontrée deux fois et j'ai perdu les deux fois, donc ce sera ma principale adversaire. De manière générale, la concurrence s'est densifiée, il y a de plus en plus d'athlètes, ce qui rend la compétition encore plus intéressante.  

Vous avez connu des blessures, notamment une fracture à la cheville en demi-finale des JO de Londres. Comment est-ce qu'on revient après ça, physiquement ?
Ça n'a pas été facile. En plus de la blessure articulaire, il y avait une vraie blessure mentale, psychologique. Il a fallu réussir à panser les deux. Ces Jeux, c'est la seule fois que j'ai participé à une compétition sans décrocher de médaille, depuis que je fais du para judo. Physiquement, j'ai dû récupérer ma cheville, ce qui a duré le double du temps nécessaire, parce que j'ai eu des complications. Psychologiquement, c'est le bonheur lié à l'arrivée de mon deuxième enfant, en 2014, qui m'a permis de me reprojeter dans une préparation. Nous en avons longuement discuté avec mon mari et nous avons décidé de nous lancer dans les Jeux de Rio. En gardant en tête que plus je vieillis, plus le niveau augmente, donc plus je dois progresser et m'entraîner davantage. C'est un choix familial, parce qu'il faut garder en tête que plus je vieillis, plus le niveau augmente, donc plus je dois m'entraîner. Il faut aussi réfléchir à la garde des enfants, au travail… Ça a été un pari victorieux, puisque je suis devenue championne paralympique à Rio, malgré une nouvelle fracture à la même cheville, six mois avant les Jeux. Cette fois-là, je me suis servie de tout ce que j'avais appris lors de ma première blessure. J'ai conservé le quotidien d'une sportive de haut niveau, mon hygiène de vie, mon rythme d'entraînement…   

On parle de plus en plus de santé mentale dans le milieu du sport. Comment gère-t-on les up and down, la pression, les doutes ?
Il faut réussir à se montrer résilient et être bien entouré-e. Avoir des proches qui nous soutiennent est primordial. Et puis ensuite, l'idée, c'est de toujours essayer d'avancer, de trouver des solutions et de mettre en place une dynamique. Par exemple, se fixer un objectif de médaille aide à se structurer pour entreprendre le bon parcours, réussir à revenir et passer ce moment de déprime. En ce qui me concerne, le fait de mener une triple vie, de mère, kiné et sportive de haut niveau, c'est, certes, très compliqué en termes d'organisation, mais c'est ce qui fait de moi une femme entière. Il n'y a pas que le sport dans mon quotidien, ce qui me permet de relativiser et de rebondir de manière différente. 

Comment expliquez-vous votre longévité ?
L'une des raisons de ma longévité, c'est que je n'ai pas de concurrence au niveau français. Je préfèrerais qu'il y ait plus de relève, d'ailleurs on y travaille… Par ailleurs, j'ai fait plusieurs pauses au cours de ma carrière avec les maternités et lorsque j'ai suivi mon mari militaire à l'étranger. Donc je n'ai pas fait 4 ans de préparation pour chaque Jeux, ce qui fait qu'à chaque fois que je suis revenue, j'avais les crocs. Je ne rencontrais pas cette lassitude que peuvent connaître les athlètes qui s'entraînent matin, midi et soir sans s'arrêter. Ces pauses m'ont permis d'être plus fraîche, d'avoir vraiment envie de me fixer des objectifs et de me faire plaisir. En plus, le judo est un sport très riche entre les techniques au sol et les techniques debout. On continue à les améliorer tout au long de sa pratique, d'apprendre et de progresser.

Quels sont vos objectifs pour Paris 2024 ?
J'y vais toujours pour gagner. J'aurai presque 42 ans, ce seront mes sixièmes jeux, donc si je décroche une médaille, je serai très contente. Et puis j'ai vraiment très envie de battre la judokate kazakhe, Akmaral Nauatbek.

Comment est-ce que vous vous préparez à cette compétition ?
Je partage ma semaine entre Vincennes et Macon. À l'Insep, je retrouve les entraîneurs nationaux et chez moi, je fais un entretien de masse. Toutes les 4 à 6 semaines, il y a des stages de regroupements, puis les différentes compétitions auxquelles je participe. D'ici aux Jeux de Paris, il reste quatre événements majeurs. 

Être une mère a-t-il impacté votre carrière ?
C'est possible d'être mère et sportive de haut niveau, mais cela demande beaucoup d'organisation. Il faut se défaire de la culpabilité de laisser ses enfants pour s'entraîner. J'ai mis du temps à y arriver et c'est toujours difficile, mais quand je suis avec eux, je suis vraiment avec eux, je suis dans l'instant présent. On joue, on cuisine, on fait les devoirs, on prépare des pâtisseries, c'est des moments importants. Être une femme complète, réaliser mes envies, mes rêves, ça fait de moi quelqu'un d'épanoui même si ce n'est pas simple tous les jours. Parce que si je suis bien dans ma vie, je suis bien en tant que mère. Et puis j'aime pouvoir transmettre toutes les leçons et les valeurs que je tire du sport à ma fille et mon garçon.

Le poids est une donnée très importante dans votre sport. Comment est-ce que vous vous alimentez en période d'entraînement ?
Depuis plusieurs années, je fais des rééquilibrages alimentaires. Je mange des protéines le matin, puis des protéines, des lipides et des glucides le midi et, en fonction de mes entraînements, j'ajoute ou non un goûter. Au dîner, je mange toujours léger. Je consomme beaucoup de produits Danone, dont je suis ambassadrice, dans mon quotidien. J'essaye d'équilibrer les apports de lait de vache et de lait végétal et je cible des produits plus ou moins caloriques en fonction des périodes. Le Skyr (un yaourt à base de lait fermenté, ndlr) par exemple, a un fort apport en protéines et permet de se sentir rassasié alors qu'il est faible en calories. 

Votre régime change-t-il avant une compétition ?
Je commence ma descente quatre à cinq semaines avant le tournoi. Les deux derniers kilos sont les plus difficiles à perdre. Je dois alors mettre en place un déficit calorique, avec une dépense énergétique importante et un apport faible pour pouvoir atteindre un poids qui n'est pas naturel. 

On entend beaucoup parler des difficultés que certains athlètes rencontrent pour financer leur préparation aux JO. Comment est-ce que vous faites, vous ? 
Ça fait très peu de temps que je vis de mon sport, tout juste un an. Avant, je n'avais pas de partenaire ni de mécène. Aujourd'hui, Danone m'épaule. Je fais également partie du bataillon de Joinville, l'armée des champions. Ces partenariats m'ont permis de lâcher mon emploi de kinésithérapeute, qui me manque néanmoins beaucoup. La démarche intellectuelle, le fait d'échanger, d'aider et de soulager les patients… Mais ce travail était totalement incompatible avec ma carrière, qui ne m'empêche de suivre la patientèle aussi régulièrement que l'exige ma profession. Pour participer aux Jeux de Paris et être performante, il fallait que je sois libérée de mon métier. 

Pensez-vous que le regard sur le para sport a changé en France ?
Le regard évolue sur le handicap et sur le para sport. Il y a beaucoup moins de misérabilisme, on s'intéresse à la performance des athlètes qui ont souvent fait des études, ont un métier, une vie de famille. Cette évolution, elle est possible grâce aux Jeux paralympiques et à la médiatisation. Mais il reste encore énormément à faire pour que la société soit plus inclusive et plus accessible. C'est en cela que Paris 2024 doit être un accélérateur. On espère beaucoup de l'héritage de cet événement sur des sujets comme le handicap, le sport, la santé, l'alimentation...