La misandrie, "star" de 2020

Ce sont deux essais, ceux de Pauline Harmange et d'Alice Coffin, qui ont mis sur le devant la scène la misandrie à la fin de l'année 2020. Zoom sur ce "gros mot" qui fâche et divise au sein même des féministes.

La misandrie, "star" de 2020
© Victor Koldunov/123RF

Qu'est-ce que la misandrie ?

La misandrie, à l'inverse de la misogynie, est un sentiment de mépris ou d'hostilité à l'égard des hommes, si l'on s'en tient à la définition des dictionnaires. Pour Pauline Harmange, autrice du livre Moi, les hommes, je les déteste, paru en août 2020 chez Monstrograph, la misandrie est "un sentiment négatif à l'égard de la gente masculine dans son ensemble. Le sentiment négatif en question peut être représenté sous la forme d'un spectre allant de la simple méfiance à l'hostilité".

Petite histoire de la misandrie

Sans être taxées de misandres, les féministes sont largement accusées d'être anti-hommes et animées par la haine des hommes dès les années 1970. Ce n'est que dans la décennie qui vient de s'écouler que la misandrie s'est installée dans le débat public, avant d'exploser en 2020 au point de devenir l'un des mots de l'année.

Il émerge en août avec la publication, le 19 août 2020, de l'essai de la féministe Pauline Harmange Moi, les hommes, je les déteste, d'abord imprimé à 450 exemplaires par la petite maison d'édition Monstrograph. Le livre a bénéficié du gros coup de pouce d'un chargé de mission du ministère de l'Egalité entre les femmes et les hommes. Celui-ci a menacé Monstrograph de saisir la justice pour faire interdire le livre, selon les révélations de Mediapart le 31 août : "Ce livre est de toute évidence, tant au regard du résumé qui en est fait sur votre site qu'à la lecture de son titre, une ode à la misandrie. Or je me permets de vous rappeler que la provocation à la haine à raison du sexe est un délit pénal ! En conséquence, je vous demande d'immédiatement retirer ce livre de votre catalogue sous peine de poursuites," aurait écrit Ralph Zurmély dans un mail adressé à Monstrograph. Alors que l'affaire semble être restée au stade de menace, le livre a toutefois bénéficié d'un bel effet Streisand et lui a offert un coup de projecteur inouï. Monstrograph n'a rapidement plus eu les moyens de répondre à la demande, l'ouvrage a été réédité aux éditions du Seuil le 2 octobre.

Trois jours plus tôt sortait l'essai d'Alice Coffin, ancienne journaliste et conseillère écologiste de Paris, Le génie lesbien aux éditions Grasset. Sur les quelque 230 pages que comptent l'ouvrage, seul un extrait faisait le tour des réseaux sociaux et des médias : "il ne suffit pas de nous entraider, il faut, à notre tour, les éliminer. Les éliminer de nos esprits, de nos images, de nos représentations. Je ne lis plus les livres des hommes ; je ne regarde plus leurs films, je n'écoute plus leurs musiques. (…) Les productions des hommes sont le prolongement d'une système de domination. Elles sont le système. L'art est une extension de l'imaginaire masculin. Ils ont déjà infesté mon esprit. Je me préserve en les évitant". Ces mots ont provoqué une tempête médiatique et un torrent de haine sur les réseaux sociaux. La fin de l'extrait est moins connue : "commençons ainsi. Plus tard, ils pourront revenir"...

Aux origines de la misandrie

"La misandrie n'existerait pas s'il n'y avait pas de patriarcat, de sexisme et des misogynes. C'est un mécanisme d'auto-défense qu'on met en place pour se protéger des hommes et des interactions violentes", explique Pauline Harmange dans une interview à Marie Claire.

Violences sexuelles, féminicides, viols, harcèlement sexuel... Les femmes sont les premières victimes de ces agressions, les hommes les agresseurs pour une écrasante majorité. Ainsi :

Enfin, selon les chiffres de Planétoscope, 96 % des auteurs de viol sont des hommes et 91 % des victimes sont des femmes.

La misandrie existe-t-elle vraiment ?

La misandrie, qui revêt un caractère politique au-delà des définitions données dans les dictionnaires, est une réponse, une réaction à l'oppression patriarcale, à des siècles de domination masculine. Ce que n'est pas la misogynie. La misogynie est dangereuse, violente, traumatisante, parfois meurtrière et s'inscrit dans un système patriarcal. Ce que n'est pas la misandrie, qui reste symbolique, verbale. Elle exclut les hommes au profit d'espace non-mixte et incite les femmes à agir ensemble.

"Le féminisme n'a jamais tué personne. Le machisme tue tous les jours", selon la célèbre citation de Benoîte Groult. "Si la misandrie a une cible, elle n'a pas de victime dont on égrène le compte morbide. On ne tue ni ne blesse personne, on n'empêche aucun homme d'avoir le métier et les passions qu'il veut, de s'habiller comme il veut, de marcher dans la rue à la nuit tombée et de s'exprimer comme bon lui semble", commente Pauline Harmange dans son libre. Misandrie et misogynie se révèlent trop asymétriques pour être comparés.

Clivage au sein des mouvements féministes

Ces positions misandres sont parfois jugées trop radicales au sein même du mouvement féministe. Ainsi Elisabeth Badinter déclarait dans une tribune publiée dans le JDD :  "Les plus radicales qui se proclament activistes ont tourné le dos au féminisme d'avant #MeToo. Elles ont déclaré la guerre des sexes et pour gagner, tous les moyens sont bons, jusqu'à la destruction morale de l'adversaire. Armées d'une pensée binaire qui ignore le doute, elles se soucient peu de la recherche de la vérité, complexe et souvent difficile à cerner. À leurs yeux, les êtres humains sont tout bons ou tout mauvais. Les nuances n'existent plus. C'est le mythe de la pureté absolue qui domine. (…) En soupçonnant les uns de tous les vices et en couvrant les autres du manteau de l'innocence, les activistes néoféministes nous mènent tout droit à un monde totalitaire qui n'admet aucune opposition".

Invitée de Radio Classique le 9 octobre 2020, Marlène Schiappa, ministre déléguée chargée de la Citoyenneté, a ainsi critiqué les prises de position de l'élue de Paris : "En ce qui concerne Alice Coffin, j'ai une divergence sur la solution à apporter sur les inégalités entre les femmes et les hommes. Alice Coffin, quand elle dit que la solution, c'est d'éliminer les hommes du paysage, c'est une forme d'apartheid qu'elle réclame. Je suis opposée à ça".

Caroline Fourest, journaliste féministe, a déclaré à Paris Match : "Je suis atterrée par cette approche essentialiste, binaire et revancharde qui abîme des années de révolution subtile et flatte les clichés antiféministes".

Dans une interview au Monde, l'historienne Christine Bard défend ce féminisme jugé trop radical : "Le féminisme radical et le féminisme d'action – qu'incarne La Barbe, d'où vient Alice Coffin – ont toujours été sévèrement critiqués, pour ne pas dire diabolisés. (…) Le féminisme radical ne devient acceptable pour le plus grand nombre qu'une fois son objectif atteint, quand de nouveaux droits sont acquis. L'histoire du féminisme montre que la radicalité non violente est plus efficace que des décennies de féminisme modéré et de stratégie 'des petits pas'".

Camille Froidevaux-Metterie, chercheuse et professeure en science politique française, défend dans une tribune publiée dans Libération une misandrie qui n'exclut pas les hommes : "Revendiquer l'entre-soi féminin (…) C'est choisir celles qui ont été si longtemps ignorées, c'est résister aux diktats culturels qui minorent la création féminine, c'est rééquilibrer l'échelle des valeurs communes en faveur des femmes. En un mot, c'est lutter contre la domination masculine dans tous les domaines de l'existence. Or il se trouve que la chose n'est pas incompatible avec l'enrôlement des hommes (…) Non seulement la misandrie telle que je viens de la définir, comme moteur originel et nécessaire de la libération des femmes, n'est pas synonyme de guerre des sexes, mais elle ouvre la porte aux hommes. Quand bien même l'immense majorité d'entre eux n'ont pas déconstruit leurs privilèges, je ne vois pas comment les combats en cours, parce qu'ils concernent nos corps intimes, pourraient produire de durables changements sans que les hommes contribuent et à la réflexion et à l'action. La lutte contre le patriarcat peut se concevoir au masculin. Il n'y a là rien de paradoxal, dans une perspective féministe qui est tout sauf simpliste : les hommes sont à la fois le problème et une partie de la solution."