Masques solidaires : le grand combat des petites mains

Dans l'ombre depuis le début de la crise du Covid-19, les couturières indépendantes pallient la pénurie de masques en assumant une production astronomique, ni rémunérée ni reconnue. Récit d'un élan spontané qui vire à la lutte ouvrière.

Masques solidaires : le grand combat des petites mains
© Bas les masques / Lucie Bellet

Clotilde a 28 ans, elle travaille à son compte en tant que créatrice et modéliste, crée des vêtements pour des particuliers et le cinéma. Le 16 mars, elle a "tout perdu". Comme elle, Anita, apprentie brodeuse qui devait se lancer avec la semaine de la haute couture (finalement annulée), Christie, costumière de scène, Noémie, designer, et tant d'autres professionnelles du textile, ont vu leur activité cesser net avec la crise du Covid-19. Mais paradoxalement, depuis lors, elles croulent sous le travail. Pour répondre aux appels du milieu hospitalier ou d'associations de leur quartier, elles se sont mises sans relâche à coudre des masques de protection dès les premières semaines du confinement

Du cœur à l'ouvrage

"Une amie m'a envoyé un appel aux dons du CHU de Montpellier. J'ai sauté du lit, appelé mes connaissances pour savoir qui cherchait des masques, pris tout mon coton, tous mes élastiques et j'ai commencé à travailler" se souvient Clotilde. Maternités, foyers de migrants, pompiers, associations en tous genres, les demandes pleuvent et les professionnelles de la couture y répondent en masse, spontanément et bénévolement. De leur propre chef, chacune déchiffre les consignes floues, met à disposition son temps, mais aussi ses stocks personnels. Ces petites mains solidaires se retrouvent sur Facebook où émergent des groupes de couturières sur le sujet. Bientôt certaines se rassemblent dans des lieux mis à disposition, (gymnases, AMAP, ou ateliers collaboratifs équipés comme Hall Couture à Paris) pour honorer au mieux les commandes.

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6 000 masques pour les pompiers : la commande à réaliser par le groupe monté par Noémie Devime où travaille Clotilde © Clotilde J. D. Faure

Mascarade 

Le 30 mars, alors que ces couturières professionnelles bénévoles travaillent déjà jusqu'à 14h par jour depuis des semaines, les choses se corsent. Le gouvernement lance l'opération Résilience avec pour objectif de "produire à un coût raisonnable et dans les meilleurs délais le plus de masques possible". Les entreprises textile mobilisées sont nombreuses à les solliciter. Dans le meilleur des cas, elles mettent à disposition leurs matières premières, livrent des kits et dédommagent les couturières à hauteur de 40 à 60 centimes le masque. "Le mouvement collectif et bénévole a été exploité par des entreprises, aucune n'a pensé à nous embaucher" s'indigne Christie, co-fondatrice du mouvement Bas les masques. 

L'Etat lui-même tire sur la corde du volontariat. Nous avons eu accès à des demandes formulées par différentes mairies et institutions. Par exemple, la Ville de Paris recherche des "professionnels" pour assembler des kits de masques. Le deal est explicité en ces termes : "La Ville distribuera les masques réalisés gratuitement aux Parisiens, il n'est donc pas prévu une rémunération mais une contribution de 1 euros TTC par masque réalisé". Pour se rémunérer, une couturière indépendante qui fournit à ses frais la matière première doit au minimum vendre ses masques 10 euros pièce. En parallèle, Pôle Emploi diffuse des annonces de contrat de 35h pour 300 masques quand il faut en réalité 60h de couture pour espérer atteindre cette production...

Piquées au vif

"On attend de nous un travail industriel" poursuit Christie. Un objectif impossible à remplir pour ces indépendantes. "Il faut trouver les bonnes matières, les laver, les mettre dans des pochettes plastiques pour ne pas les contaminer soi-même" détaille Anita. "On ne peut pas se passer le tissu et travailler à la chaîne à cause des règles sanitaires, chacune est obligée de faire ses masques de A à Z, ce qui rallonge énormément la fabrication" confirme Clotilde. Face à ces impératifs se dressent d'autres difficultés. Si le patron AFNOR fait autorité, la possibilité nouvelle de faire homologuer ses produits par la DGA est inaccessible financièrement pour les indépendantes. En d'autres termes, elles sont dans l'incapacité de passer à une production de masques officiels et labellisés, commercialement rentable. En attendant, la grande distribution remplit ses étales de masques lavables. "C'est tant mieux, reprend Christie, mais on ne sait pas d'où ils viennent, ces masques"

"La couture a toujours été le travail domestique de la femme, on est une des professions les plus mal représentées en France"

Dans le commerce, leur prix de vente n'est pas encadré et des modèles commencent déjà à être épinglés pour leur piètre qualité. Voila les derniers coups de massue pour ces petites mains éreintées. "On bosse de 10 à 13h par jour. On est habituées à travailler sous pression, mais là, ce n'est pas pareil. On se dit que plus on sera lente, moins on pourra aider, la pression psychologique est énorme." confie Clotilde. Pour elle, comme pour beaucoup, le maigre dédommagement de la fabrication de masques constitue une unique source de revenu, complété par des aides qui disparaîtront avant que les commandes ne reviennent. A cela s'ajoutent les accusations de "profiter de la situation" reçues par ces couturières de métier, quand elles osent vendre leurs masques par elles-mêmes, à un prix juste. Certaines sont victimes de burn out, d'autres abandonnent avec la culpabilité de ne pas pouvoir faire plus. 

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Le groupe de couturière à l'œuvre dans l'atelier parisien Hall Couture © Clotilde J. D. Faure

Épingler les abus

Pour défendre, apporter des moyens et faire reconnaître le travail de ces auto-entrepreneures, intermittentes du spectacle et autres artisanes, Jackie et Christie ont créé le collectif Bas les masques. "La couture a toujours été le travail domestique de la femme (majoritaires dans ce mouvement, NDLR), je pense qu'on est une des professions les plus mal représentées en France" ironise cette dernière. Avec une pétition qui réunit depuis son lancement le 28 avril près de 16000 signatures et une union enregistrant 100 à 150 nouveaux membres par jour, elles espèrent attirer l'attention sur cette injustice. "Cet élan bénévole est extraordinaire ! Le problème, c'est qu'on s'est retrouvées à véritablement combler un besoin, de manière ni claire, ni encadrée." déplore la co-fondatrice qui s'inquiète de l'avenir, dans un contexte de crise qui risque de durer. Et de conclure "On nous parle d'effort de guerre, mais pendant la guerre, les couturières, elles, étaient rémunérées"