Chantal Thomass : "La tendance m'ennuie"

Connaissons nous vraiment Chantal Thomass ? La créatrice iconique s'est replongée dans 40 ans d'archives pour une vente aux enchères exceptionnelle, l'occasion pour nous de sillonner avec elle son incroyable parcours de vie et de création souvent trop vite résumé.

Chantal Thomass : "La tendance m'ennuie"
© Mitia Bernetel / Journal des Femmes

Chantal Thomass est une personnalité à part. Son carré frangé ébène, sa féminité contrastée de masculin, sa lingerie poudrée et son franc parlé lui attribuent une place particulière dans le paysage mode. Tout ce qu'elle habille se pare d'accents burlesques au charme immédiat. Si bien que de Damart à Tati, de Kusmi Tea à Coca-Cola, nombreuses (et variées) sont les marques qui font appel à son talent pour un coup d'éclat séduisant. Mais ça, ce n'est que la partie visible du poudrier. Car Chantal Thomass est bien plus qu'une serial collaboratrice. Depuis les années 60 et au même titre que Kenzo Takada ou Thierry Mugler, elle a mis sa singularité et son esprit libre au service de l'habit féminin, avec inventivité et passion. En 2021, il est temps pour Chantal Thomass de se replonger dans 40 ans d'archives et "montrer à la nouvelle génération" que sa mode ne se résume pas à ses dessous. Quand elle nous reçoit dans son appartement muséal, entouré de quelques uns des modèles monumentaux vendus aux enchères, on ressent immédiatement la sagesse de l'expérience et l'effervescence d'un inlassable esprit créatif. Bercée de doux souvenirs et motivée de nouveaux projets, comme la création d'un musée de la lingerie, elle partage avec nous son trépidant passé, mais aussi sa vision tendre et tranchée de la mode actuelle. 

Le Journal des Femmes : Qu'est-ce que ça fait de se replonger dans 40 ans de création ? 

Chantal Thomass : Plaisir, et en même temps, ça rend nostalgique quand même. Mais ça rappelle aussi des souvenirs agréables.

Comment l'aventure a-t-elle commencé pour vous ? 

La pièce la plus ancienne date de 1967. Mon amoureux, qui est devenu mon mari après, était aux Beaux-Arts. Il dessinait sur de la soie et ma mère me faisait des robes dedans. Je sortais avec, et tout le monde me disait "C'est génial, tu devrais en vendre !" C'est comme ça que tout a commencé, j'avais 19 ou 20 ans. Je me suis donc dit que j'allais les montrer ! Deux boutiques m'avaient tapé dans l'œil : Dorothée bis, la boutique la plus pointue à l'époque, et le Café des arts à Saint Tropez, au-dessus du restaurant de Jean Marie Rivière où passaient toutes les têtes connues. J'en ai envoyé trois au Café des arts. Il m'appelle et me dit : "J'en ai vendu une à Brigitte Bardot et une à Michèle Mercier, donc faites m'en vingt." J'ai dû en faire une centaine finalement. Il m'en reste deux. 

Vous avez pensé dès vos débuts à garder vos créations ?

Très peu dès les premières années, parce que ça n'avait pas d'importance pour moi. Je ne pensais qu'à la nouvelle collection. Il n'y a qu'une dizaine de pièces des trois ou quatre premières années. Je ne gardais pas non plus parce que je vendais. Il fallait faire du chiffre, donc même s' il nous restait un prototype, on le mettait en boutique. J'en ai davantage des années 80 et 90, parce que les défilés étaient plus grands, spectaculaires, il y avait plus de modèles et puis je les ai mieux conservés.

Est-ce qu'il y a des robes qui rendent heureuse ? 

Oui, il y a des défilés qui rendent fière et d'autres qui rendent moins fière. On a tous eu ça je pense. A l'époque, il y avait des journalistes très méchantes. Le lendemain du défilé, dès le matin, on se jetait sur les magazines pour regarder ce qu'il en ressortait. C'est à dire que ce n'était pas la même époque ! Maintenant, il y a des gens dont on ne peut pas dire du mal parce que ce sont de gros annonceurs. Nous n'étions même pas encore avec la chambre syndicale, c'est seulement 7 ou 8 ans plus tard que ça s'est fait. Au moment où M Bergé (Pierre Bergé ndlr), très brillant, s'est dit : "Tous ces jeunes-là : Thierry Mugler, Claude Montana etc… - qui faisaient une presse énorme dans les magazines -, il faut les prendre avec nous à la Chambre syndicale de la couture". Donc on a créé La Chambre syndicale de la couture et des jeunes créateurs. C'est grâce à lui, qui très intelligemment s'est dit "Il vaut mieux les avoir avec nous". Ça a beaucoup changé les choses, parce qu'on a fait des défilés groupés dans des tentes, des plus gros défilés. 

Et ça vous a apporté plus de moyens ? 

Non, mais une ouverture sur le monde plus grande. Chambre syndicale voulait dire apparition au calendrier officiel, donc il y avait plus de journalistes qui venaient voir les défilés. J'ai eu une période américaine par exemple, deux trois ans où j'étais la coqueluche là bas, où j'allais à Los Angeles, à New York faire des défilés en Concorde… Ah c'était la belle vie les années 80 ! Pour l'ouverture des Galeries Lafayette à New York, on était partie un avion entiers de créateurs. 

Ça se ressent dans vos créations ? Il y a eu un pivot ? 

Disons que les défilés sont devenus de plus en plus extravagants. Rappelez-vous des défilés de Thierry Mugler ou de Claude Montana, c'était spectaculaire ! On a tous été dans ce sens... Enfin, les femmes moins que les hommes. Disons que les hommes ont la liberté dans la mesure où ils ne portent pas les vêtements, ils ne se rendent pas bien compte. Les femmes créatrices ont plus le sens de ce qui est portable tout de même. Alors oui, j'ai fait des choses très excentriques mais, c'est vrai que la mode des femmes est moins spectaculaire que celle des hommes. Prenez Sonia Rykiel par exemple, c'est moins spectaculaire que Montana.

Elle vous manque, la mode d'avant ? 

Non, c'est une autre période, c'est tout. Moi j'ai bien aimé les années 80 et 90, parce que j'étais dedans, parce qu'il y avait une ambiance de familiarité entre les journalistes et nous. Il n'y avait pas de problème d'impact publicitaire. À l'époque, on avait des doubles, triples pages dans un journal sans faire de pub. Les choses ont beaucoup changé à ce niveau là. Mais il y a plein d'autres possibilités à présent pour communiquer. 

Une pièce à laquelle vous êtes particulièrement attachée ?

La doudoune, le pierrot, la veste queue de pie… Il faut savoir que les matières étaient très belles à l'époque, même pour le prêt-à-porter. Je pouvais proposer une robe en crochet faite à la main en prêt-à-porter. Maintenant, ce n'est plus possible. C'était cher mais ce n'était pas inabordable, la mode. Par exemple, pour ce manteau en shetland, je m'étais rendue dans les usines en Ecosse pour acheter le tissu... (J'adore les usines, j'y suis toujours allée pour voir les fournisseurs). Et en Ecosse, ils tissaient encore le mohair sur des métiers anciens !

Quand est-ce que ça a changé ? 

Fin 80, début 90. On fabriquait en France et en Italie. Pas en Chine. Quoique, je suis allée en Chine pour une maison du Sentier appelée Vanelle, avec laquelle j'ai tout appris parce qu'ils m'emmenaient partout. C'était au tout début, j'avais cette collection parallèlement pour gagner de l'argent parce que ce n'était pas avec mes petites robes… (rires). J'ai beaucoup voyagé à 23, 24 ans, je suis partie à Hong Kong, au Japon, en Thailande… j'adorais ça. Une fois, je me suis retrouvée dans une prison au Népal pour un tissu imprimé qui était fait à la main par des prisonniers. Un truc extraordinaire. J'ai fait des choses rares. 

Quand avez-vous défini vos codes esthétiques ? 

Petit à petit, mon style a évolué. Quand j'étais jeune, j'aimais les couleurs, les imprimés. J'avais un style femme enfant : mini robe très provoquantes… mais avec un col blanc. Évidemment, à 40 ans, je ne faisais plus la même chose. Après je suis passée au noir, enfin, on est tous passés au noir de toute façon avec l'arrivée des Japonais. Le noir est aussi arrivé quand j'ai eu des enfants. J'avais des vêtements de toutes les couleurs, des chaussures de toutes les couleurs, et le matin je mettais une heure à m'habiller ! A me demander : "Est-ce que je mets les chaussures jaunes ou les chaussures vertes, avec la robe rouge ?" Et j'ai eu un enfant, tard, à 36 ans, et je n'avais plus le temps le matin de passer une heure à m'habiller. Donc j'ai commencé à déblayer. Ça a été un ensemble de choses. La maternité m'a transformée (rires).

Par quel chemin êtes vous arrivée à la lingerie ?

Je suis d'une génération où on ne portrait pas de lingerie. Si on avait la chance de ne pas avoir une trop grosse poitrine, on n'en portait pas. Ca a été mon cas jusqu'à 24 ans. On était toutes à poils sur les plages, c'était beaucoup plus libéré. Je regardais la lingerie dans les boutiques et je me disais : c'est dommage de ne pas en faire un truc un peu mode. Pour un défilé, j'ai trouvé un petit fabriquant à Lyon, je lui ai fait faire des petites pièces de couleurs vives, rouge, bleu, vert. Ce n'était même pas prévu pour de la vente, c'était vraiment juste pour faire de l'image. Et puis ça a été un succès immédiat. Les journalistes se sont jetés dessus et du coup on s'est mis à fabriquer. Ca a été un engrenage, toutes les saison on m'en redemandait. Ca n'existait pas à l'époque, la lingerie était hyper classique. 

Et vous vous êtes mises à porter des soutien-gorge ? 

Oui (rire). Et puis j'ai remis au goût du jour des pièces qui n'existaient plus. Les porte-jarretelles : évidemment je n'en avais jamais porté de ma vie, j'étais arrivée avec les collants. La guêpière : elle se portait avant en sous-vêtement et je l'ai transformé en vêtement, pour sortir le soir. Maintenant, la mode est un peu passée. Il faut dire que c'est quand même pas ce qu'il y a de plus confortable à porter ! Moi j'en ai mis quelques fois, je peux dire que ça m'est arrivé de me déshabiller dans la voiture au retour.

Désormais, on utilise des matières Lycra beaucoup plus confortables. Je le constate parce que je suis en train de trier ma lingerie ancienne et la différence de taille des culottes entre les années 75 et les années 90 est étonnante. Le Lycra fait qu'on peut avoir une culotte qui tient dans la main et qu'elle soit confortable sur le corps. Alors qu'à l'époque, pour faire une culotte confortable, il fallait qu'elle soit déjà à la taille. J'ai beaucoup travaillé avec les fabricants de tissus pour faire évoluer les matières. La dentelle, par exemple, n'était pas extensible. Faire des matières plus fonctionnelles et confortables, c'est une chose à laquelle j'ai participé. 

Qu'est-ce que vous n'avez pas fait ? 

D'une manière vestimentaire je crois que j'ai tout fait. Même des collections pour Moncler. J'ai découvert Moncler à Grenoble, dans les années 80. C'était une petite marque technique qui faisait des doudounes de ski. Je suis allée les voir et je leur ai demandé de faire des doudounes pour les défilés : réversibles, lamée d'un côté, doudoune de mariée... Ils ont été superbes, ils m'ont laissé faire. Toutes les doudounes que j'ai pu faire, c'était avec eux. 

Qu'est-ce qui vous amuse dans la mode actuelle ? 

De voir des choses nouvelles, qui m'étonnent. Le petit nouveau qui fait des choses pas mal Charles de Vilmorin, il a un petit style. Dans l'ensemble, on parle tellement de "tendance" et ça m'ennuie ce mot de tendance, parce que je n'ai jamais suivi la tendance. Je trouve que chaque femme a un style et qu'elle doit s'habiller selon son physique, son corps, ce qu'elle aime, les couleurs qui lui vont etc. Si c'est la mode du jaune et bien il y a des gens à qui ca ne va pas, le jaune. Il faut faire en fonction de son mode de vie et la manière dont on se sent dans les vêtements. Moi, je n'ai plus l'âge d'avoir envie de mettre des mini robes, point. 

Donc vous n'êtes pas partisanes des tendances ? 

Le système, c'est de ne pas se planter dans ses collections. Les fournisseurs ne veulent pas se tromper et être dans le coup, donc ils suivent la tendance. Sauf que quand on suit la tendance, on n'innove pas, automatiquement, puisqu'on suit. On ne peut pas dire que ce soit très créatif. Ca peut être bien ! Chez Zara et chez H&M il y a des vêtements très sympathiques. Mais on ne peut pas dire que ce soit original. Ca ne donne pas une personnalité. Moi j'aimais bien l'idée que les femmes portent des vêtements qui les mettent en valeur par rapport à leur personnalité. On peut mélanger les choses, mais au moins on fait cet effort de faire un mélange intéressant.

Qu'est-ce que vous avez encore envie de créer ?

J'ai encore envie de créer ce que je n'ai pas fait. 

Il reste des choses que vous n'avez pas faite ? 

Oui, je suis sûre qu'il en reste.