La jalousie paradoxale chez les enfants doués

Les personnes douées ignorent la jalousie : généreuses, elles auraient plutôt tendance à se réjouir des succès d'autrui, sans avoir jamais le sentiment que ce succès puisse leur faire de l'ombre. La compétition, et l'agressivité qu'elle sous-tend, leur font horreur.

La jalousie paradoxale chez les enfants doués
© Aleksandr Davydov-123rf

Les enfants doués ne tiennent pas particulièrement à être toujours premiers, l'essentiel étant que leurs notes soient assez bonnes pour que la paix familiale soit préservée. Ils n'ont pas envie d'occuper constamment cette place de "tête de classe". Elle entraîne des complications dans les relations avec les autres élèves et, par ailleurs, elle oblige ensuite à s'y maintenir sous peine de déchoir, imposant une pression inutile et fatigante. C'est un équilibre délicat, difficile à entretenir. Ces enfants vont leur chemin, avec cette aisance naturelle qui suscite tellement de rancœurs. Les enfants doués aiment avoir de bonnes notes, leurs parents sont contents et eux-mêmes savourent cette image agréable d'eux-mêmes : ils sont en harmonie avec leur entourage. C'est pourquoi ils sont stupéfaits quand ils découvrent qu'un de leur camarade de classe, très bon élève, se ronge de jalousie face à cette réussite atteinte si facilement. Cette colère aigrie peut parfois aboutir à un harcèlement si le jaloux, confit dans sa médiocrité, parvient à entraîner des camarades dans ce qui lui semble un combat légitime. On a le droit d'embêter celui qui dépasse les autres en grâce et en esprit, sinon il n'y aurait pas de justice.  De tels sentiments sont inconcevables pour l'enfant doué qui privilégie les contacts amicaux et serait même tout prêt à aider un camarade peinant sur un devoir mal compris.

Une telle aménité rend alors d'autant plus inconcevable les réactions de jalousie primitive et violente dont ce même enfant peut faire preuve dans sa fratrie. S'il est seul, il se montre le plus délicieux des enfants, gentil et plein d'humour, mais se transforme en un individu déraisonnable et obtus lorsqu'il se trouve avec un frère ou une sœur : s'il est l'aîné, il n'a pas de mots assez durs pour écraser de son mépris cette larve maladroite qui aurait l'audace de vouloir lui ressembler. Quel rêve insensé ! L'aîné protecteur ne se prive pas de lui faire remarquer sa nullité, toutes les occasions sont bonnes pour démontrer à cet insecte qu'il est totalement illusoire de tenter de lui ressembler. Plus la différence d'âge est faible et plus ce mépris est fort : il ne s'agit pas que le cadet rattrape ce handicap de quelques mois  pour parvenir au même niveau que son aîné ou, pire, le dépasse dans quelque domaine où il fait preuve d'une habileté qu'on admire. S'il le pouvait, l'aîné, furieux et terrifié à cette perspective, ferait disparaître ce microbe qui lui gâche la vie. 

Le bébé  impuissant dans son berceau ressent très bien cette haine déchaînée, elle l'épouvante, il se sait totalement impuissant. Cette notion de péril extrême lui revient la nuit, dégagée de tout contexte qui pourrait l'édulcorer, il est littéralement terrifié. On peut s'étonner qu'un enfant aussi délicieux puisse se transformer de la sorte, mais il se sent menacé et réagit avec la partie la plus primitive de son cerveau, celle qui échappe à toute raison, parce que dans les débuts de l'humanité, elle dictait les conduites à adopter en cas de danger, généralement mortel, il n'y avait pas de temps pour le raisonnement, la vie dépendait de la rapidité et de la vigueur des réactions de défense.

Chez un jeune enfant, ce cerveau primitif n'a pas de peine à dicter les conduites, l'acceptation des lois morales n'est acquise que beaucoup plus tard. Evidemment, il existe des aînés protecteurs, attendris par tant de faiblesse, tout dévoués au bonheur d'un bébé, puis d'un jeune enfant, d'ailleurs admiratif. C'est une jalousie d'une autre sorte, mais tout aussi primitive, qui anime un cadet, furieux d'être inexorablement devancé. Ses colères, déclenchées par des événements dérisoires, sont explosives, cataclysmiques. Elles traduisent le sentiment d'impuissance d'un enfant qui sait qu'il pourra fournir tous les efforts possibles, tirer du plus profond de lui une énergie fantastique, il restera à la traîne, et tout le monde estime cette "infériorité" normale. Il est né inférieur, on ne pourra rien y changer.

Sa jalousie est envahissante, elle le ronge, le moindre petit événement, parfaitement anodin, la réveille, toujours aussi douloureuse, presque insupportable. L'aîné, gentil et attentif ne se doute de rien, son cadet est si charmant et attendrissant avec sa fraîcheur naïve.
Les parents sont surpris et effrayés quand ils assistent à un pugilat d'une violence qui les sidère entre deux enfants qu'ils ignoraient aussi belliqueux. Tout à coup, ils paraissent se haïr et ils se battent sans réserve, comme si l'un d'eux devait laisser la place à l'autre. Leurs parents atterrés ne les reconnaissent pas. Des années après, ils se remémorent encore avec un effroi toujours aussi grand leur terreur impuissante devant ces deux êtres d'habitude si proches, transformés en mutants déchaînés. Ce sont pourtant bien les mêmes qui leur font de tendres câlins et manifestent une joie pure devant un spectacle qui les enchante.

En fait, ce ne sont pas les mêmes : quand ils sont animés par cette jalousie primitive, ils se comportent comme si leur vie dépendait de leur victoire sur l'adversaire : attaquer et se défendre relèveraient de l'instinct de conservation.  Il n'est plus temps de prendre des précautions, ils sont tout entiers pris par l'urgence de leur survie, le reste n'existe plus. Si rien n'est fait pour les ramener à la raison, ces situations paroxystiques risquent de se reproduire tout au long de leur existence, pour le plus grand étonnement de leur entourage, qui ne leur connaissait pas cette sauvagerie. Chaque fois, ce sera un fait dérisoire qui aura provoqué cet orage cataclysmique dont les protagonistes ressortent hagards en tentant de se justifier pour ne pas perdre la face. Des notaires atterrés assistent parfois avec effroi à des affrontements d'une violence inconcevable déclenchés par la lecture d'un testament jugé partial. Il convient donc de s'atteler au rude travail de débroussaillage en expliquant à chacun ses forces spécifiques, en évoquant l'amour de ses parents, aussi fort pour chacun de leurs enfants, en démontant ce mécanisme de jalousie qui échappe à leur contrôle et en espérant  se montrer suffisamment convaincant pour que leur auditeur revienne à la raison.

Conseils : éviter de s'affoler quand les enfants semblent submergés par une violence qui échappe à toute raison. Tenter de se montrer équitable sans que cette juste répartition se transforme en marchandages infinis  ou en interminables négociations. Etre victime d'une possible injustice ouvrirait des droits intangibles : donner un cadet à un aîné qui n'avait rien demandé ou placer un nouveau-né à cette place pénible de cadet serait alors considéré comme un tort impossible à racheter. En réalité, chaque place possède ses avantages qu'on peut démontrer en spécifiant qu'on ne s'éternisera pas dans cette balance sans fin. On cite Victor Hugo  parlant de l'amour maternel "chacun en a sa part et tous l'ont tout entier". On peut aussi s'adresser à un spécialiste qui apaisera la situation en démontant cette façon archaïque de vivre une situation.