L'enfant doué et ses amis

L'enfant doué peut-il avoir des amis et conserver une longue amitié ? Arielle Adda rassure les parents.

« C’est un enfant qui n’a pas d’amis ». C’est parfois le seul motif de consultation : plusieurs maîtresses ont alerté les parents, et eux-mêmes, qui ne trouvent pourtant rien d’alarmant dans son comportement au quotidien, commencent à être gagnés par une inquiétude sournoise à l’idée qu’il n’est peut-être pas tout à fait comme les autres. En effet, il fait preuve d’une curiosité d’esprit qui n’est pas de son âge et il déconcerte par ses remarques étonnamment pertinentes.

Finalement peut-être y a-t-il quelque anomalie dans  son caractère. On entend parler de troubles psychiatriques discrets chez les enfants : il est vrai qu’il ne ressemble pas tout à fait à ses camarades, même s’il s’agit de très subtiles différences, d’ailleurs elles n’ont pas échappé à l’œil perspicace de ses maîtresses.

Le résultat au test apporte une réponse éblouissante de clarté : un enfant à l’esprit si délié s’ennuie quand il ne trouve pas d’interlocuteur possible. Eux-mêmes, ses parents, choisissent leurs amis en fonction de centres d’intérêt commun, de dialogues plaisants, généralement teintés d’un humour que chacun sait apprécier, ils ont plaisir à les fréquenter… ils n’auraient pas l’idée de dîner en compagnie de personnes les contraignant à se creuser éperdument la tête à la recherche d’un  sujet de conversation.

Pourquoi en irait-il différemment chez leur enfant ? Lui aussi préfère parler avec des enfants qui comprennent ce qu’il dit et enchaînent sur ses idées, même si elles peuvent sembler folles aux yeux des autres.

Les enfants doués détestent généralement la violence : ils ne distinguent pas très bien ce qu’elle peut apporter et ils en voient les inconvénients : ecchymoses au sens propre et au sens figuré, quand les injures se font impitoyables, rancunes accumulées débouchant sur de véritables guerres, émotions tellement perturbatrices qu’il devient impossible d’écouter le cours suivant la récréation où la bataille s’est déroulée. Un univers enfantin divisé entre « amis » et « ennemis » n’a rien de très plaisant quand on préfère dépenser son énergie en galopades joyeuses ou alors organiser de vraies batailles, exigeant de subtiles stratégies. Napoléon plutôt qu’un barbare Attila.

Aller lire pendant la récréation semble bien préférable à des combats sans objet ou à des conversations futiles et médisantes, mais la classe peut, parfois,  être séduite par la proposition d’un jeu attrayant : l’enfant doué aura alors su imprimer un mouvement dynamique à des enfants enchantés.

Ces embellies n’effacent pas le sentiment profond de solitude éprouvé le plus souvent par l’enfant doué. Il lui faut trouver un semblable pour s’autoriser à  laisser tomber le masque qu’il est déjà en train de se forger afin de se protéger contre les mille petites flèches dont les auteurs ne sont même pas conscients.

L’enfant doué devient prudent avant même d’avoir réellement compris la nécessité de cette réaction quasi instinctive de protection. Très vite, il sait qu’il doit craindre les rassemblements plus importants, la seule mention d’une éventuelle colonie de vacances le hérisse, elle pourrait se révéler un enfer d’où il lui sera impossible de s’échapper. Le risque est trop grand et il s’étonne que ses parents, si attentifs, ne paraissent pas s’en rendre compte quand ils évoquent calmement son  inscription. Heureusement, il existe des colonies spécifiquement consacrées aux enfants doués proposant des thèmes précis en fonction de leur attirance. Reste à convaincre un enfant méfiant et déjà échaudé.

Quel bonheur alors s’il rencontre un enfant aussi précautionneux que lui : ils ne tardent pas à se deviner et c’est en riant joyeusement qu’ils enlèvent leur déguisement salvateur. Libérés, l’esprit léger et toute appréhension disparue, ils peuvent converser à leur gré, assurés d’être entendus et compris. Leur interlocuteur ne va pas se transformer tout à coup en un individu obtus, comprenant tout de travers en jetant un regard perplexe, et même inquiet, à l’enfant doué, pour une fois spontané, qui pourrait sembler « fou » ou, tout au moins, d’une fantaisie inquiétante.

L’amitié, la vraie, est un précieux trésor, on ne peut pas le gaspiller en qualifiant de ce terme une  entente plus superficielle, fondée sur un seul centre d’intérêt commun : le dialogue est alors restreint, réduit à cet intérêt, tel qu’un sport pratiqué ensemble par exemple, mais il faut se garder de penser que cette entente signifie que l’enfant doué a enfin trouvé un véritable ami.

Parfois, la déception est si forte qu’il ne veut plus du tout voir celui qui semblait pourtant un ami convenable : d’infimes malentendus, d’imperceptibles petites fissures, des paroles maladroites, ont provoqué des blessures, superficielles en apparence, mais qui sont en réalité de profondes meurtrissures dont les enfants doués ont très tôt l’expérience. Ils répugnent à exposer à leurs parents désolés les raisons de cette rupture, ils craignent d’entendre qu’ils font bien des histoires pour une broutille, qu’ils sont exagérément exigeants, scandaleusement fragiles, incroyablement susceptibles, et qu’ils doivent s’endurcir parce qu’ils n’en ont pas fini avec ce genre de situation, d’ailleurs, ils en verront bien d’autres. Ce discours réaliste, prononcé avec les meilleures intentions éducatives du monde, serait destiné à préparer au mieux l’enfant doué à affronter le monde extérieur dans de bonnes conditions. Il arrive tout de même que ces parents, qui se veulent stricts pédagogues, perçoivent au plus profond d’eux-mêmes un écho lointain d’une souffrance semblable, ressentie dans leur enfance, mais ils préfèrent enfouir encore plus loin cette réminiscence dérangeante.

On ne doit pas non plus négliger certaines réactions fréquentes suscitées par les enfants doués : la jalousie que déclenche souvent leur facilité, même lorsqu’ils s’appliquent à la rendre pratiquement imperceptible en gommant ses effets trop spectaculaires, peut empoisonner la plus tranquille des relations amicales. De même, l’agacement provoqué par leurs avis,  surprenant de sagesse, sans qu’on comprenne comment ils ont abouti à cette conclusion limpide.

Rencontrer un véritable ami est ce qu’on peut souhaiter de plus heureux à un enfant doué et avoir la chance de pouvoir conserver cette amitié est plus précieux encore ; plus tard, ils pourront partager leurs tourments, leurs interrogations, assurés de trouver une écoute attentive au récit de leur premier emballement amoureux et de leur première peine de cœur, étapes obligées dans l’accès à la vie adulte. Chacun connaîtra la sensibilité particulière de l’autre et saura la ménager : tous les deux ressentent de la même manière et avec la même intensité la blessure infligée à l’un d’eux.

L’amitié entre personnes douées  surmonte toutes les embûches, ignore toutes les mesquineries, vainc les aléas, parfois dramatiques, de l’existence, elle possède la  même force mystérieuse que celle qui anime l’enfant doté de qualités particulières lorsqu’il s’élance sur la route de son accomplissement et elle l’accompagne sans défaillance.

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