Ces enfants doués qui ne cessent de ranger
Quand un enfant se met à ranger tous ses jouets en suivant un ordre bien précis, les parents ne savent pas s'ils doivent s'inquiéter. Ils se disent qu'ils en parleront à l'occasion au pédiatre, sans être sûrs que ce seul fait vaille une consultation compliquée chez un pédo-psychiatre ou un chez un psychologue. Ils craignent qu'on ne porte alors un regard inquisiteur et trop clinique sur un fait finalement peut-être anodin
Les enfants doués ignorent la bienheureuse inconscience des enfants de leur âge, ils savent déjà, avec une lucidité aiguë, que le monde extérieur recèle de terribles dangers peut-être mortels à cause des désordres qu'ils provoquent. Ils en perçoivent toute la nocivité, qui peut même s'avérer fatale, à l'image des épidémies de peste qui ont ravagé des villes entières et dont la description les avait effrayés. Il leur semble que les grandes personnes autour d'eux ont oublié ces dangers. Ils seraient peu nombreux, ceux qui en ont encore conscience, et ceux-là sont le plus souvent démunis face à des périls possibles.
Conjurer le sort reste le seul moyen de calmer l'inquiétude qui les ronge. Après tout, il n'y a pas si longtemps à l'échelle de l'univers, les hommes offraient des sacrifices à des dieux potentiellement source de catastrophes s'ils étaient fâchés. Maintenant, les enfants qui savent que ces catastrophes sont toujours possibles alignent leurs petites voitures ou rangent leurs peluches selon un ordre bien déterminé qui pourrait peut-être écarter un éventuel danger. Ensuite, ils sont piégés par leurs stratégies : qui sait ce qui adviendra s'ils cessent d'agir de la sorte. En laissant traîner des objets, ils risqueraient de permettre à des drames sans nom de se déclencher : ils sont contraints de continuer, même s'ils aimeraient se débarrasser de ces rituels contraignants qui, finalement ne les rassurent pas autant qu'il le faudrait. Au contraire, les voici prisonniers de tous ces arrangements tout d'abord destinés à protéger leur entourage avant qu'ils ne songent à eux-mêmes.
Si les enfants doués sont, plus que les autres, pris dans cet engrenage, c'est à cause de leur imagination sans limites qui leur permet d'entrevoir des catastrophes quasi cosmiques avec la même facilité qu'on prévoit au quotidien les conséquences d'un incident bénin.
D'ailleurs, la réalité illustre bien leurs craintes : une pluie qui se prolonge peut entraîner des inondations dramatiques, voire fatales pour quelques-uns. Des incendies spectaculaires et effroyablement destructeurs se déclarent soudainement, laissant les hommes impuissants. Tous ces événements, relayés dans l'instant, démontrent bien qu'il faut rester vigilant, sans savoir d'où viendra le danger. Les parades, qu'on sait pourtant dérisoires, offrent une protection incertaine, mais c'est une tentative à ne pas négliger.
Cette notion de protection est essentielle pour un enfant doué, conscient de sa fragilité et de son impuissance : il faut donc compenser ces périls par un moyen qui ne peut, bien évidemment, être rationnel. Ils savent au fond d'eux-mêmes que leur stratégie est illusoire, elle ne le protégera pas véritablement eux et leurs proches. Ils sont ennuyés quand ils voient ces proches, justement, s'inquiéter de leurs système de défense au lieu de s'inquiéter de ces dangers latents et peut-être tout prêts à fondre sur ceux qui mènent, pour encore peu de temps, une existence paisible.
Un monde ordonné et bien rangé offrirait moins de failles par où peuvent s'engouffrer le malheur et la désolation. Parfois, ce recours vise un effet immédiat : des enfants pris dans la tourmente d'une séparation entraînant des querelles de tous ordres, ébranlant des fondements de l'existence qu'ils avaient toujours connue, ne trouvent que cet ultime moyen pour tenter de mettre un peu d'ordre dans ces bouleversements qui les dépassent. Si on commence à s'en inquiéter alors qu'ils pensent être les seuls dans ce chaos à conserver un peu de bon sens, leur univers s'écroule : ce serait les adultes en crise qui décideraient du bien et du mal, de l'ordre et du désordre, et on considérerait comme pathologiques ceux qui tenteraient avec leurs faibles moyens de combattre cette tourmente.
Les enfants doués ne se laissent pas abattre facilement, ils cherchent des parades et surtout, développent très tôt un absurde - aux yeux des adultes - sentiment de responsabilité : ils ont certainement un rôle à jouer, mais ils n'ont aucun mode d'emploi et ne peuvent pas demander conseil aux adultes qui ne comprennent rien, surtout quand ils sont submergés par leurs propres difficultés.
Il ne leur reste qu'à inventer avec les moyens du bord des stratégies destinées à rétablir une harmonie bien malmenée. La pression qu'ils s'imposent alors peut devenir complètement écrasante : ils risquent de finir par se persuader que cet ordre repose sur leurs seules épaules. Ce poids intolérable provoque des réactions qui, cette fois, échappent à leur contrôle, ils présentent des tics, symptômes plus évidents et ennuyeux par leur aspect spectaculaire que les discrets rituels qui se déroulent surtout à la maison.
On peine à imaginer le fardeau insensé que certains enfants doués s'imposent quand ils pensent être chargés d'une mission qu'ils seraient les seuls à pouvoir accomplir.
Il est donc important de décharger ces enfants trop sérieux, trop responsables et trop imaginatifs de ce poids qu'ils se pensent obligés de supporter. Ils pourront enfin consacrer toute leur vitalité, leur créativité et leur générosité à leur propre accomplissement. C'est alors qu'ils seront réellement utiles.
Conclusions : ne jamais négliger les ébauches de tocs, sans pour autant se précipiter dans une consultation banale. On ne doit jamais oublier que les enfants doués présentent des spécificités dont il faut toujours tenir compte pour les comprendre. Il est important de démêler les raisons qui ont incité cet enfant à se croire investi d'une telle mission avant d'en traiter les conséquences. Parfois, ce retour à la réalité est suffisant. Sinon, une thérapie sera efficace à la condition que le thérapeute comprenne bien les enfants doués. |