Ces jeunes enfants qui semblent ne pas supporter une séparation

Le comportement de certains enfants, pratiquement depuis leur naissance, semble traduire un attachement forcené à leur mère. Ils commencent à pleurer sitôt que survient la menace d'un éloignement, même de brève durée, même régulier et répétitif. Pour quelles raisons et comment se manifeste cette angoisse de la séparation ?

Ces jeunes enfants qui semblent ne pas supporter une séparation
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Cet éloignement signifie qu'il ne va pas durer et surtout qu'il fait partie d'une routine immuable : la crèche, et plus tard l'école, ou bien les grands parents qui peuvent les accueillir pour quelques jours et que ces enfants connaissent pourtant depuis leur naissance. Ce sont des pleurs, parfois déchirants, désespérés presque, que les parents interdits ne comprennent pas. Dans certains cas, ils commencent sitôt que leur mère veut leur enlever leur pyjama, puisque c'est la première étape avant une séparation. Cette attitude est d'autant plus surprenante qu'il s'agit d'enfants souvent en avance dans leur développement moteur, dans l'acquisition du langage. À la maternelle, une fois leurs pleurs séchés, ils donnent toute satisfaction. On ne peut vraiment pas évoquer un retard, ni même une affectivité qui ne se serait pas aguerrie, puisque leur langage, leurs raisonnements, leur attitude tout entière refléteraient plutôt une bonne maturité de pensée.

La séparation, une étape obligatoire ?

Il semble vain d'attendre une amélioration qui viendrait avec le temps, une sagesse nouvelle et une raison plus structurée. Ces pleurs échappent à toute raison, ils jaillissent quasi systématiquement quand s'amorce une séparation d'avec leur mère, ils sont incontrôlables. On dit "il ne supporte pas la séparation", en référence à l'angoisse de la séparation, comme s'il s'agissait d'une étape obligatoire que tous les enfants doivent franchir et qui, dans son cas, dure un peu plus longtemps. On attend alors une amélioration qui ne manquera pas de se produire quand l'enfant si vite affolé pensera aux joies qui l'attendent : les jeux passionnants, les amis, la découverte du savoir, l'exercice d'un art, toutes activités qui lui sont offertes en abondance à l'extérieur et qu'il ne peut pas trouver chez lui avec cette prodigalité. D'ailleurs cet enfant aime dessiner, il apprécie la musique, il retient immédiatement les poèmes et les chansons qu'on lui fait découvrir. Il n'est pas retranché dans son coin, il se fait une raison, il a déjà acquis la sagesse qui permet de se résigner à l'inévitable. Poussé par sa curiosité d'esprit, il apprécie ce qu'on lui offre, mais un arrière-fond de tristesse se laisse entrevoir. Il ne tient pas à se distinguer à l'excès des autres enfants, il n'a pas envie d'attirer constamment l'attention et de devoir peut-être affronter des questions auxquelles il serait bien en peine de répondre. Cette sagesse, déjà d'ordre philosophique, fait penser qu'il s'agit d'un enfant doué, ce que les tests confirment généralement.

Inquiétude de fond

Avec le temps, il devient plus raisonnable, ses larmes sont plus rares, elles surviennent dans des situations inhabituelles ou quand la séparation doit durer. Subsiste une discrète tristesse, un nuage qui se dissipe en ne laissant qu'une infime trace, comme une ombre passagère vite effacée, peut-être le reflet d'une mélancolie aux racines lointaines. Il y a aussi une inquiétude de fond, que rien ne justifie, ce serait un état latent d'alerte, mais si ténu qu'il ne paraît pas justifier une approche thérapeutique. Cette horreur de la séparation n'est pas la marque d'un attachement trop fort, qui serait, sous cette forme, une attitude immature, infantile et égoïste, mais bien plutôt l'expression d'une angoisse profonde. Cet enfant ne supporte pas d'être éloigné de sa mère parce qu'il s'inquiète pour elle. Il craint que, privée de la chaleur et de l'amour qu'il lui apporte, elle ne dépérisse. Sa mère a pu traverser des moments difficiles durant la grossesse, les causes, toutes légitimes, ne manquent pas : des deuils qui touchent de près, des maladies graves parmi les proches, un couple en perdition, les raisons suscitant des angoisses, toujours justifiées, sont légion. Parfois c'est l'état du bébé qui éveillent des inquiétudes, quelque chose semble anormal, rien de sûr, mais…

Une mission à remplir

Le bébé arrive en parfait état, sa vitalité apaise toute inquiétude à son sujet. Il est source de pur bonheur pour sa mère qui puise dans cet échange la force d'affronter les catastrophes qui l'entouraient tandis qu'elle l'attendait. Ces drames plus ou moins prévus surviennent, le bébé attentif qui a bien saisi le bouleversement de sa mère s'applique instinctivement à la consoler, la rassurer, en lui faisant entrevoir un futur plus joyeux, puisqu'il sera là pour compenser les causes de sa souffrance. Les bébés doués, avec leur extrême sensibilité, comprennent d'emblée l'intensité des drames et l'impérieuse nécessité de leur mission. Les premiers temps, le bébé remplit cette mission presque sans interruption Il doit également s'occuper de lui, assimiler à tout instant une incroyable quantité de données et dormir aussi, même s'il est animé par une énergie au-delà de toute mesure. Sa mère n'est jamais bien loin, le son de sa voix, son odeur et le contact de ses mains le rassure. Elle est heureuse de s'occuper de lui, il remplit sa mission à la perfection, même s'il la sent triste et tourmentée, il sait qu'il lui transmet un peu de sa propre vitalité, qui est immense.

Une angoisse insupportable

Le drame survient sans qu'il s'y attende : sa mère s'éloigne, elle l'a confié à d'autres qui prendront soin de lui, mais elle n'est plus là, il ne la voit plus, il ne la sent plus. Elle est loin de sa source de force, elle est démunie, elle ne savait peut-être pas à quel point la mission de son bébé était essentielle, ou bien elle est partie contre son gré… Le bébé est alors envahi par une angoisse incoercible, insupportable. Il est manifeste que ceux qui tentent de le calmer ne comprennent pas les raisons de ces larmes intarissables et de ses cris de profonde détresse. On lui dit " elle va revenir ", mais personne ne sait dans quel état de délabrement intérieur elle se trouve, seul son bébé en est conscient, on l'a mis dans une situation où il manque à sa mission. Il réalise son impuissance, alors que, jusque-là, la question ne s'était pas posée et il découvre à quel point il dépend des décisions des autres, sans même qu'on prenne la peine de chercher à saisir l'ensemble de la situation. Il est le seul à savoir et ses moyens d'expression sont très réduits, il n'a pas les mots pour expliquer ce qu'il ressent. Par la suite, ces mots lui feront toujours défaut. Il aura enfoui, avec d'autres ressentis aussi forts, les causes de cette angoisse dévastatrice. Si on l'évoque, ce sera pour dire qu'il était tellement attaché à sa mère qu'il ne supportait pas d'en être séparé et il croira en cette version, plausible et banale. Devenu adulte, il aura toujours au fond de lui un sentiment d'inquiétude, vague puisque sans objet, avec la nécessité de rester en alerte pour être prêt à réagir avec toute l'intensité de sa force en cas d'urgence. Les moments heureux seront parfois brouillés par un voile à peine perceptible d'un sentiment indéfinissable : le regret d'une mission, jamais nettement définie, qui n'aura pu être accomplie totalement.