Julie Delpy : "J'ai été brisée beaucoup de fois"

"My Zoe", en salles le 30 juin, est le septième long-métrage en tant que réalisatrice de Julie Delpy. Dans cette œuvre dramatique et mutante, elle incarne une généticienne qui se bat pour la garde de sa fille après un divorce compliqué. Nous sommes allés à la rencontre de la plus audacieuse de nos ambassadrices cinématographiques.

Julie Delpy : "J'ai été brisée beaucoup de fois"
© PICJER/imageSPACE/REX/SIPA

En 7 films, elle s'est imposée comme une cinéaste contemporaine importante. Julie Delpy, 51 ans, échappe à toutes les étiquettes. Et c'est sûrement pour ça qu'on l'aime tant. Pour sa liberté, son franc-parler, sa façon si pétillante de faire valdinguer les conventions. C'est un électron libre qui a investi le territoire de la mise en scène avec une curiosité évidente et un goût manifeste de l'expérimentation. En atteste le grand écart entre La Comtesse ou Le Skylab. Cette année, avec My Zoe, elle ose le drame en trois actes en campant une généticienne qui s'écharpe avec son ex tandis que sa fille, malade, entre à l'hôpital. Entretien. 

"L'amour d'une mère n'a pas de limite" est la tagline de votre film. Il n'en a vraiment aucune ? Avez-vous déjà questionné ces limites ?
Julie Delpy :
Mon idée de l'amour maternel n'a pas de limites. A mes yeux, c'est plus fort que tout. Après, il ne faut pas étouffer non plus les enfants mais les laisser vivre (rires). Autrement, ce n'est pas de l'amour mais de la rage. Je ne veux surtout pas étouffer mon fils et qu'il ait plein de problèmes plus tard. Mais mon amour pour lui est constant, il ne ternit jamais, il n'est aucunement affecté par quoi qu'il fasse, même quand il me rend dingo. J'ai un peu connu ça avec mes parents, on se viande parfois. Et c'est normal. C'est sain de s'engueuler.  

"C'est sain de s'engueuler"

La mère du film vous ressemble-t-elle dans son côté nucléaire, louve ?
Julie Delpy :
Mère ourse, plutôt ! Elle est très présente. Quelqu'un m'a récemment montré une vidéo de mon fils et moi. Il avait un an et demi, était sur sa petite chaise, tout petit, tout mignon, tout bébé. Je discutais avec des gens dans un café. Et on me voit en train de le toucher sans arrêt, comme un doudou, les cheveux, le nez, les grosses joues, la bouche, les yeux… Dans les films, quand on prend des enfants qui ne sont pas les nôtres, on a un peu peur du contact physique. Ce qui est normal, car ce ne sont pas nos enfants. Du coup, j'ai rassuré les parents de la petite qui joue ma fille en leur disant que j'allais beaucoup la toucher. Je voulais ainsi traduire quelque chose de réel, qu'on ne voit pas toujours au cinéma.

Apparemment, vous vous inspirez des choses que votre fils vous dit. Comme quoi par exemple ?
Julie Delpy :
Il me dit des choses magnifiques depuis toujours, mais que je ne peux même pas mettre dans des films car tout le monde dirait: "Ouh la la, elle se prend pour qui ?". Il évoque avec profondeur le sens de la vie, l'infini, l'univers… C'est fascinant. Il me déroute. A 4 ans, il m'a demandé: "Maman, c'est quoi une pute ?" (rires) Et ça va de ça à : "Qu'est-ce qu'il y avait avant le Big Bang ? D'où on vient ?" Ses questions provoquent des choses chez les profs. C'est clair, précis et fort.

Julie Delpy et Sophia Ally dans "My Zoe". © Bac Films

My Zoe semble faire raisonner des thématiques qui vous touchent…
Julie Delpy :
J'avais l'idée de ce film depuis longtemps. La mort de ma mère, la naissance de mon fils et ma séparation qui a été extrêmement difficile ont fait naître en moi le désir d'écrire quelque chose de sombre. Je ne peux pas le nier. Sans être autobiographique, c'est un projet personnel d'un point de vue émotionnel.

La construction du film se fait en trois temps, comme s'il mutait à chaque fois, pour mieux figurer son hybridation…
Julie Delpy :
Je voulais vraiment trois chapitres pour raconter l'histoire. Comme une tragédie. Et trois univers, notamment au niveau de l'espace-temps. Les sujets sont les suivants : la séparation du couple, l'attente et le drame, la renaissance. Tout ça avec des notions de temps différentes. Au milieu, on est par exemple dans un étirement avec les salles d'attente, l'hôpital, etc… Et vers la fin, il y a plus d'ellipses… Chaque segment a la même durée mais diffèrent sur la sensation du temps.

On sent d'ailleurs que vous appréhendez cette œuvre comme un objet d'étude scientifique… Vous êtes clairement dans une forme d'expérimentation des genres…
Julie Delpy :
(rires) Oui, vous avez raison. Les gens n'osent pas faire ça. Moi, je voulais changer de style car ce n'est pas conventionnel. Ça laisse le spectateur instable et plus ouvert à une émotion inhabituelle. Je crée une émotion en déroutant au lieu de jouer sur les poncifs habituels, comme la musique pour faire pleurer. Ici, on n'est pas du tout dans le mélodrame.

Comment trouvez-vous le métier de généticienne ? Ce n'est pas un peu vertigineux ?
Julie Delpy :
Si je n'étais pas dans le cinéma, j'aurais été scientifique. J'étais très bonne en sciences, en biologie… Je viens d'une famille de médecins, à part mon père. Ça aurait été mon truc la recherche, quelle qu'en soit la forme. C'est fascinant, terrifiant, intéressant… Il y a des choses terribles ou fantastiques. J'ai fait récemment mon test génétique de descendance. Aucune surprise (rires). Comme prévu, je suis bretonne, française, italienne, espagnole et un peu d'Afrique de l'Est.    

"J'ai peur de mourir, peur d'une finalité, de la perte de la conscience..."

Vous êtes plutôt du genre à laisser la nature faire ou la contrôler ?
Julie Delpy :
Ça veut dire quoi laisser la nature faire ? Ça veut dire qu'on ne prend pas de médicaments, qu'on ne se soigne pas, qu'on ne fait pas de vaccin… ? On est quand même des animaux qui avons transcendé notre condition naturelle. On a créé des médocs, on a construit des refuges… On ne mange pas un bébé qui a une patte cassée, comme d'autres animaux, mais on l'aide… On aide celui qu'on devrait laisser mourir… Sur la question de l'évolution, c'est dangereux… Je dirais que c'est la qualité de vie qu'il faut améliorer. Ça peut être quand même agréable de mourir à 80 ans en bonne santé. Je vais mourir, c'est sûr. En plus, je ne pense pas que j'ai une très bonne santé. Je le sais… Par contre, j'ai peur de mourir, peur d'une finalité, de la perte de la conscience, j'ai dû mal à gérer ça. Je perdrais ma conscience avant mon corps.

Il y a quoi après ?
Julie Delpy :
Aucune idée… Je pense que tout s'arrête et que tout devient une éternité. Le passage à la mort fait qu'on reste dans un état d'éternité.

"A Hollywood, je fais peur parce que je suis libre"

Si vous pouviez inverser l'ordre des choses en une seule petite action, laquelle entreprendriez-vous ?
Julie Delpy :
Même si tout est relatif, j'ai eu une vie difficile, de résistance, dans un métier où il fallait se battre tout le temps pour garder son intégrité. J'ai été brisée beaucoup de fois, cassée, j'ai beaucoup d'ennemis parce que j'ai dit des vérités. Je ne changerais rien mais ça aurait été quand même bien que je naisse 20 ans plus tard. Les combats auraient été différents. Ça aurait été moins dur pour moi. J'ai écrit mon premier scénario à 16 ans et j'ai réalisé mon premier film à 36 ans. Il y a eu 20 ans d'attente… C'est peut-être ce qui m'a forgée. Mais ça aurait été sympa de ne pas avoir à se battre autant.

"J'ai toujours l'impression qu'on me déteste"

Dans le Figaro, vous avez dit : "Je tourne moins dans les films des autres. Personne ne m'aime !" Vous disiez la même chose à The Guardian concernant Hollywood. Mais du coup, qui vous aime ?
Julie Delpy :
Personne (rires). Je ne sais pas ce que c'est, si c'est une détestation… A Hollywood, je fais peur parce que je suis libre. La liberté, ce n'est pas quelque chose qu'ils affectionnent. Sur #MeToo, je l'ai ouvert avant tout le monde et je me suis fait mal voir à cause de ça. Maintenant, ça a été digéré mais ils ont quand même gardé un mauvais goût en bouche de ce que j'ai dit. Pareil en France… J'ai toujours l'impression qu'on me déteste. Peut-être que je suis paranoïaque. Je suis un peu spéciale, hein (rires). Mon père me le dit toujours depuis l'enfance, un peu taciturne et… spéciale, oui…   

Julie Delpy dans "My Zoe". © Bac Films

"Je ne suis pas très sociable, je suis mauvaise en réseautage"

Diriez-vous que vous rejetez la grande famille du cinéma français ?
Julie Delpy :
C'est impossible pour moi d'être snob, dans la mouvance de, je ne sais pas faire ça… Faire autrement que ce que je fais. Je ne vois pas les choses pareilles. Depuis petite, je suis toujours en marge. Je ne le fais pas exprès. Ce n'est pas pour faire ma maligne, c'est presque une forme de handicap que j'ai réussi à tourner en quelque chose de positif. A l'école, on me mettait toujours au fond de la classe parce que je n'arrivais pas à parler. Je ne suis pas très sociable, je suis mauvaise en réseautage… Je ne dis jamais ce qu'il faut dire, je dis à tout le monde ce que je pense d'eux. C'est pour ça que je ne vois aucun film à Cannes (rires). Je suis l'inverse de ce qu'il faut être dans le cinéma. C'est bien pour moi d'être à LA… Comme ça je ne vais ni aux fêtes à LA ni en France. Personne ne me demande de faire quoi que ce soit. Je ne peux pas être en société avec des gens que je ne connais pas !