Ces enfants doués trop attachés à leurs jouets

Certains enfants possèdent une caractéristique bien spécifique qui complique singulièrement la vie de leurs parents : ils ne peuvent se résoudre à se séparer d'un objet leur appartenant. S'ils soupçonnent qu'on va jeter la chose informe et délavée qui ne faisait même pas fonction de doudou, mais pour laquelle ils se découvrent tout à coup une tendresse jusque-là bien peu manifeste, ils réagissent avec une intensité d'une force surprenante.

Ces enfants doués trop attachés à leurs jouets
© Family Veldman-123RF

Des enfants ne peuvent pas dormir s'ils ne sont pas littéralement enfouis sous un amas de peluches. Quand ils sont ainsi entourés par toute une ménagerie et même quelques extraterrestres, ils sentent bien protégés, cette armée douce au toucher et colorée constitue un rempart qui ne laissera passer aucun monstre ni aucune sorcière. Comme leur entourage sait leur amour pour les peluches, leur nombre s'accroît de façon exponentielle, au point que le lit devient trop petit, d'autant plus que l'enfant grandit, lui aussi, mais il connaît par leur nom et leurs caractéristiques chacune de ces peluches, et il n'est pas question d'en soustraire subrepticement une ou deux parmi les plus discrètes. Il dira qu'il tenait particulièrement à celle-là, même s'il semblait la négliger, la reléguer au pied du lit, sans jamais l'admettre dans son lit, mais c'était malgré tout un attachement particulier qu'il ne fallait pas rompre, il ne le supporterait pas.

Quand un enfant possède une riche imagination et une lucidité aiguë, il pose sur le monde un regard scrutateur, il comprend la signification des événements dont parlent les adultes en le pensant trop jeune et trop naïf pour en saisir toute la portée. L'enfant doué présente une propension, qu'on pourrait penser naturelle, à envisager des catastrophes et non une allée bordée de roses, cette tendance est décuplée s'il perçoit une inquiétude chez ses parents, mais même des parents détendus et sachant goûter comme il le faut les joies de l'existence sont parfois obligés d'apaiser les peurs irraisonnées de leur enfant noyé dans ses peluches.

Ce mécanisme est valable pour tous ses jouets : il dira que chacun est rattaché à un souvenir précis, un moment privilégié, des circonstances inoubliables, et justement ce jouet sans intérêt en possède une incommensurable : il lui rappelle précisément un instant unique qu'il revit chaque fois que ses yeux se posent sur lui : sa chambre serait emplie de madeleines de Proust. L'argument est encore plus impérieux si cet objet est rattaché à la personne qui le lui a donné : se débarrasser serait trahir cette personne qui a su si bien le comprendre en lui offrant ce jouet.

L'enfant doué, qui se sent menacé quand on tente de s'attaquer à ses biens, car c'est ainsi qu'il le vit, ne sera jamais à court de justifications pour expliquer la valeur inestimable de chacun des objets qui l'entourent et encombrent de plus en plus son espace. On peut faire confiance à son imagination et à la façon, qu'il sait rendre convaincante, de développer n'importe quel argument.

Ces enfants plutôt secrets, pas très sûrs d'eux, ont du mal à se former d'eux-mêmes une image très claire : comme pour nombre d'enfants doués, on leur renvoie rarement une image fidèle à la réalité. Leurs parents y parviennent généralement, mais ils ne sont pas toujours crédibles pour leur enfant qui les soupçonne de partialité. Le regard de la société à bien plus de valeur à leurs yeux et, justement, ce regard est souvent faussé, leurs réactions ne sont pas comprises et même leur discours est mal interprété. Ils peuvent jouer avec les autres enfants, mais subsiste toujours une ombre qui leur interdit d'être vraiment eux-mêmes, de douloureux malentendus les ont rendus très tôt méfiants, ils ont vite appris à rester discrets dans l'expression de leurs émotions par exemple, et ceux qui n'y parviennent pas sont vite pris pour cibles de moqueries, dans le meilleur des cas.

Ces jouets seraient, pour lui, le prolongement de sa personne, ils lui donnent du volume, de l'importance, ils créent un univers un peu magique, sécurisant et chaleureux, à l'image d'un royaume tout entier consacré au bonheur de son Roi : l'enfant inquiet règne sans partage, bien protégé par ses fidèles aux apparences les plus diverses. Ils sont, tout à la fois, ses sujets dociles et qui ne lui font jamais défaut, ses protecteurs, et il peut les considérer aussi comme un prolongement de lui-même. Cette façon de vivre deviendrait tellement envahissante que l'enfant, qui se pense ainsi en sécurité, est incapable de se séparer du moindre élément de cette armée, comme si tous étaient reliés et qu'une modification allait forcément déclencher des catastrophes en chaîne.

Les plus vieux de ses jouets, ceux qui n'ont plus ni forme ni couleur, seraient alors ceux qui, les premiers, ont participé à la construction de sa protection et aussi, d'une certaine façon, de sa personne. Comment alors songer à ébranler ce délicat édifice sans provoquer un effondrement que ne peut être que dramatique. Ce sera par un lent travail que l'enfant doué protégé par sa forteresse commencera à prendre conscience de l'inanité de sa position : tout comme il grandit et change de tenue vestimentaire, il doit aussi envisager de modifier les défenses qu'il a érigées au début de son contact avec le monde extérieur : la crèche, ou bien les autres enfants chez la nourrice, les enfants au parc, et pour finir l'entrée à l'école, comme on rentre dans une arène. Le plus souvent ses parents ne peuvent pas être présents, il se sent seul face à des gens qui ne le comprendront sans doute pas et il est dans l'incapacité absolue d'expliquer ce qu'il est, ce qu'il perçoit, et surtout l'intensité des émotions qui l'envahissent et le bouleversent. C'est la pensée qu'il possède un refuge sûr, où il sera entouré de la chaleur des jouets qu'il aime, ou qu'il a aimés, bien à l'abri, qui lui permet de donner le change au dehors, d'être un bon élève, un enfant ne se faisant pas trop remarquer, un ami discret s'il a la chance de rencontrer un enfant qui lui ressemble. Le prendre de front et agir de façon autoritaire risque de le bouleverser, il aura plus que jamais le sentiment d'être incompris, de surcroît par ceux-là mêmes qui doivent le protéger, le guider, lui apprendre à vivre.

Conseils : il paraît évident qu'on doit se garder de brusquer un enfant persuadé qu'il a impérativement besoin de la protection qu'il s'est construite, plus que jamais on doit tenter de comprendre son fonctionnement pour démonter sa croyance. Une meilleure connaissance de lui-même, avec sa dextérité intellectuelle dont il va prendre conscience, lui donnera plus d'assurance. C'est en développant ses propres forces qu'il pourra affronter le monde extérieur, sa protection fictive peut se révéler insuffisante au moment où il en aura le plus besoin, tous les héros qu'il admire se montrent hardis, audacieux, et aussi réfléchis et capables de raisonner de façon logique, leur refuge est dans l'amitié et dans le réconfort qu'apportent des sentiments profonds, ils ne sont pas entravés par des forteresses encombrantes sans issues, mais, peut-être, dans leur enfance, ont-ils eu, eux aussi, quelques objets privilégiés qui les ont longtemps accompagnés avant qu'ils osent être eux-mêmes