L'enfant doué face à certains drames

Il est notoirement connu que les enfants doués réagissent avec excès aux événements survenant autour d'eux, surtout quand ils n'avaient pu les prévoir. A partir de quelques indices, leur imagination sans limite leur fait entrevoir toutes les catastrophes possibles. En revanche, ils font preuve d'un grand sang-froid et surtout d'une sagesse surprenante quand un véritable drame les frappe, comme la séparation des parents.

L'enfant doué face à certains drames
© Aleksandr Davydov-123rf

Le plus souvent, il s'agit de la séparation de leurs parents. Généralement, ils la prévoyaient, ils attendaient le moment où leurs parents leur diraient d'un ton triste, grave et réfléchi qu'ils allaient se séparer parce que ça n'allait plus très bien entre eux, mais rien ne changerait dans leur amour pour leurs enfants. Jusque-là, ils éprouvaient une angoisse diffuse en se demandant quand allait éclater ce drame et de quelle façon il leur serait annoncé. Cette appréhension ne les empêche pas d'être frappés de stupeur quand leurs craintes se concrétisent. Ils s'inquiètent tout autant pour leur devenir que pour celui de leurs parents qui semble tellement bouleversé.

Qu'il s'agisse d'un aîné ou d'un enfant unique, c'est une charge incommensurable qui s'abat tout à coup sur ses épaules.  Il ne sait pas très bien ce qu'il devra faire ni quelles responsabilités il lui faudra  endosser, mais il est sûr que son rôle s'est brutalement modifié et qu'il  lui faudra inventer des conduites auxquelles il n'avait jamais songées jusqu'à présent. Tout à coup, il sait qu'il devra protéger ses cadets, même s'ils l'exaspèrent parfois, mais ils sont jeunes et fragiles, désorientés sans doute, ils vont avoir besoin d'être guidés, les parents séparés ont déjà bien à faire avec leur propre détresse, ils ne sauront pas forcément apaiser celle de leurs enfants.
Dans de telles circonstances, un enfant doué ne manifeste pas sa peine de façon théâtralement dramatique, il ne veut pas accabler encore davantage ses parents impuissants.

Dans les faits, plusieurs cas de figures sont possibles : parfois un des deux conjoints éprouve seulement une vague culpabilité, mais ni tristesse, ni sentiment de perte ou de deuil. Ses enfants doivent alors refouler la colère qui les gagne quand ils voient les ravages provoqués par une conduite inconséquente. Ce parent, censé être fort, savant et courageux, comme un adulte apparaît aux yeux d'un enfant qui a besoin d'un modèle pour se construire, se conduit de façon irréfléchie, capricieuse, presque enfantine. Peut-être lui aussi aura un jour besoin d'être protégé contre les retombées néfastes de sa propre inconséquence. Parfois, l'enfant mûr et réfléchi ne comprend pas le choix de celui qui est parti pour une personne décevante qu'il a pourtant préférée à son conjoint doté de bien plus de qualités. Il lui fallait sans doute quelqu'un de moins exigeant, ou seulement qu'il pensait moins exigeant, même si celui qu'il laisse n'exprimait pas d'exigences particulières, c'était sa personnalité même et sa façon d'être qui reflétaient une certaine exigence : l'autre devait toujours se montrer à la hauteur ou plutôt imaginait de façon fantasmatique qu'il était constamment obligé de se conduire avec la même rigueur logique et  faire preuve de la même aisance intellectuelle.

Aucun enfant n'a envie de voir ses parents démériter, il leur trouvera toutes sortes d'excuses, il veut encore moins les accabler. Au fond de lui, il n'oublie pas cette idée presque inconsciente, mais  aussi très présente, que ses parents peuvent avoir besoin de lui, peut-être pas au moment présent, mais plus tard, si un nouveau drame survenait.  Ce serait l'idée qu'il lui faudra peut-être un jour se montrer responsable face à un parent effondré qui lui permet de supporter avec abnégation les bébés bruyants arrivés parfois en même temps dans les deux foyers. Le voilà soudainement projeté au rang d'aîné responsable vis-à-vis d'un bébé, et même parfois de deux, qui bénéficient de la présence de leurs deux parents. Il saute en une seule fois des années de préparation à la vie adulte, il doit les survoler comme si  elles étaient condensées alors qu'il n'a pas été préparé à un tel bond dans son évolution. Il passe de la situation d'un enfant généralement choyé, souvent rêveur et d'une sensibilité dont il fallait tenir compte à celle d'un enfant chargé de responsabilités : de surcroît,  on estime normal qu'il les  assume, alors qu'il traverse des perturbations violentes qui  modifient complètement l'idée qu'il se faisait de l'existence.

Certes, il est soutenu par l'amour intense qui l'unit à celui de ses parents dont il est le plus proche.  Il y a aussi une complicité réconfortante qui n'aurait peut-être  pas été si forte si le couple des parents était resté solide et sûr. Un piège fatal guette alors l'enfant doué qui tient parfaitement son rôle d'interlocuteur, indispensable pour un adulte qui a besoin de dialoguer avec quelqu'un qui sait l'écouter, le comprendre et lui donner la réplique. Il le comprend même mieux que bien des adultes de son entourage qui énoncent des idées banales, toutes faites, sans pouvoir saisir les nuances de son état d'esprit. Aucun des deux n'est plus dans son rôle, l'enfant risque d'être plus tard bloqué parce qu'il ne peut pas abandonner un parent isolé. Certains sont très tôt conscients de l'aspect anormal de cette situation et s'emploient avec toutes les ressources dont ils disposent à trouver un partenaire, fiable cette fois, à leur parent trop seul. Ils échafaudent parfois des stratégies élaborées et sont très déçus si elles ne fonctionnent pas. Il arrive que deux copains, d'autant plus proches qu'ils vivent la même situation, l'un seul avec sa mère, l'autre seul avec son père, mettent au point des stratagèmes qui devraient être inratables. Ils oublient ou ils méconnaissent la méfiance teintée d'amertume qui envahit leur parent à la seule idée de se lancer encore une fois dans une aventure sentimentale. Mais sait-on jamais ?...

La situation la plus difficile et la plus douloureuse est pratiquement insupportable pour certains protagonistes : lorsque l'enfant est utilisé par l'un de ses parents pour régler ses comptes avec son conjoint. Il subit des pressions qui hérissent et même torturent l'autre parent. Les pervers, en particulier, sont très forts pour obtenir l'appui de la justice. Avec une habileté, quasi diabolique au sens propre dans ce cas, ils savent manipuler tous  ceux qui représentent la loi, ils miment à la perfection le parent souffrant mille morts à l'idée d'être séparé de son enfant qu'il adore, et ils se déchaient ensuite avec toute la subtilité qui caractérise ces êtres profondément malfaisants pour toucher au plus profond, leur ex-conjoint qui a eu l'audace inouïe de se séparer d'eux. Il leur est bien égal que leur enfant soit malmené et parfois déchiré, ils ne se vengeront jamais assez de l'affront subi. Confortablement installés dans leur rôle de victime, ils savourent leur triomphe quand ils réussissent à susciter chez leur enfant désorienté une rancune têtue et tenace à l'égard du parent chargé de tous les torts qu'ils finissent même parfois par refuser de voir. C'est une victoire totale et que leur importent les dégâts irrémédiables qu'ils ont causés. Ils règnent sur des ruines et c'est bien l'essentiel pour eux. On est loin des parents qui restent unis quand il s'agit de leur enfant : pour quelques instants, le couple et ses enfants se reconstituent, les liens ne sont jamais véritablement rompus, ils restent sécurisants. Noël offre souvent l'opportunité de telles trêves.

Conseil : un enfant peut ne pas manifester sa détresse pour éviter d'aggraver celle de ses parents, mais elle existe forcément. Même s'il ne semble pas enchanté par l'idée, il est bon qu'il puisse avoir un lieu neutre où il s'autorisera à se confier pour décharger un peu le poids qu'il a tout naturellement accepté de porter. Sa finesse et sa sensibilité, encore décuplées par le malheur, retrouveront leur pouvoir et enrichiront sa personnalité d'une étonnante maturité.