Le sentiment de frustration chez les enfants doués

Plus souvent encore que les autres, les enfants doués présentent soudainement des comportements surprenants, ne correspondant pas à l'image de l'enfant joyeux et agréable qu'ils donnent habituellement.

Le sentiment de frustration chez les enfants doués
© Ion Chiosea-123rf

Tout à coup, pour ce qui semble une broutille, l'enfant doué bascule dans une colère d'une violence impensable face à des parents complètement désarmés. Une fois tout le monde un peu apaisé, il faut tenter de rechercher l'événement déclencheur de cette explosion impressionnante. Par quel enchaînement cet enfant, au demeurant  câlin et charmant, se transforme-t-il  en un être hors de lui, éructant des phrases décousues ? Les raisons de ce déchaînement d'émotions tempétueuses semblent tellement dérisoires qu'on ne pouvait y songer aussitôt : cet enfant désirait quelque chose, un jouet, un livre, ou se livrer à une activité ici et maintenant, sur le champ, sans aucun délai, et on a refusé d'accéder à son désir. Pour lui, ce qu'il avait demandé lui paraissait cette fois vital, il était exactement dans l'état d'esprit du bébé affamé qui hurle parce qu'il sent qu'il risque de mourir si on ne le nourrit pas rapidement. Il retrouve au fond de lui cette sensation angoissante, peut-être intacte puisque l'urgence lui semble la même.

Dès lors, cet enfant banalement frustré aux yeux de son entourage, ressent une angoisse incoercible à l'idée d'être trahi par ceux qui l'aiment tant, en principe. Comment ses parents, tellement attentifs et soucieux de son bien-être, ou qu'il croyait tels, peuvent se conduire de cette façon cruelle en ignorant délibérément le besoin vital qu'il avait exprimé ? Ce ne sont plus les mêmes personnes, dispensant généreusement leurs câlins apaisants, mais des individus étrangers, auxquels on ne peut faire confiance, puisqu'ils méconnaissent les besoins essentiels de leur enfant.

On connaît la propension des enfants doués à transformer un fait anodin en catastrophe absolue.  Ils envisagent presque systématiquement les conséquences les plus dramatiques que ce fait, même insignifiant, pourrait provoquer. Ils savent qu'ils sont les seuls à posséder cette lucidité permettant de voir un peu plus loin ; elle est augmentée par leur capacité à imaginer toutes les conséquences possibles,  même celles qui ne se produisent jamais dans la réalité, à moins de catastrophe planétaire, comme la fin du monde par exemple.

Le refus de leurs parents de répondre à l'expression légitime d'un besoin essentiel peut signifier qu'ils ne représentent rien pour eux, que leurs désirs sont sans importance et qu'ils vont être abandonnés dans un état de détresse totale. Ce refus reflète également l'impuissance à laquelle ils sont réduits : ils n'ont  aucun pouvoir sur les personnes qui leur sont les plus proches, ils sont désormais considérés comme quantité négligeable.  Ils peuvent bien demander la lune s'ils en ont envie, ce serait tout aussi absurde que leur demande présente. Ils ont perdu toutes leurs capacités, ils ne savent plus comment amener quelqu'un à adopter leur point de vue.
Peut-être est-ce l'amorce d'une impuissance plus grande encore qui toucherait tous les domaines : ils ne leur reste qu'à constater misérablement la disparition de leurs caractéristiques propres, celles qu'on admirait parfois, dont ils pensaient qu'elles les accompagneraient toujours et leur permettraient d'ouvrir toutes sortes de portes. Les voies menant à la connaissance leur seront peut-être désormais interdites, exprimer un désir sera inutile et même méprisé, ils ne sont plus rien.

On est loin de la simple frustration en réaction à un caprice qui n'a pas été satisfait. Cet enchaînement se déroule si rapidement qu'on ne peut en détecter les étapes : en un éclair, l'enfant doué confronté à une frustration, entrevoit, avec effroi, une perspective terrifiante. Il sera réduit à un fantôme d'enfant, ses parents ne prendront plus en compte ce qu'il dit et lui-même constatera en permanence les effets de la disparition de son pouvoir. Son désespoir n'est pas feint, même s'il en exagère les manifestations, puisque son caractère l'y porte.  Il n'est plus ni rationnel, ni raisonnable, ni logique, il ne voit qu'une chose : une catastrophe qu'il n'aurait jamais osé envisager, y compris dans ses pires cauchemars est en train de s'abattre sur lui sans qu'il sache comment l'éviter. La conclusion hâtive de cette réaction explosive serait de penser qu'il est encore dans l'illusion enfantine de la toute puissance et qu'il est bien temps qu'il accepte la réalité, mais, pour lui, à ce moment précis, la réalité  lui apparaît sous un aspect effrayant qui le plonge dans une angoisse insensée. Il pensait pourtant connaître la réalité, cette notion commençait à lui être familière, elle l'obligeait à tenir compte d'impératifs impossibles à contourner ni même à négocier, mais ce n'était pas cette réalité-là, qui lui fait entrevoir de noires perspectives.

En fait, il ignore ce  chemin qui mène à une vision claire et juste de la réalité : il l'a toujours considérée avec le filtre de sa propre vision. Soit tout est merveilleux, il est un enfant choyé, on prend ses désirs en  considération parce qu'ils valent toujours la peine d'être entendus et exaucés.  Ils sont  d'ailleurs tellement justifiés qu'ils ne doivent pas être remis en question. Soit les règles ont changé sans qu'il le sache, son univers familier ne l'est plus, il a basculé dans un monde de cauchemar, comme dans certaines histoires qui le terrifient et le fascinent, quand le héros doit brusquement affronter des êtres monstrueux et ricanants. Soudainement, ces désirs n'ont plus aucune valeur, ils ne méritent même pas qu'on s'y attarde pour les commenter, ils se heurtent à un refus massif, impossible à entamer. L'enfant doué n'a pas le souvenir d'une telle citadelle imprenable, il lui semble qu'il l'emportait dans ce mode de relation, une amorce de négociation ressemblant davantage à un jeu ou à un rituel suffisait, tout rentrait très vite dans l'ordre, du moins ce qu'il avait toujours considéré comme un ordre immuable et intangible.
Il avait pourtant déjà dû essuyer des refus auparavant, mais il s'agissait sans doute d'un caprice distraitement formulé, il n'y avait pas pris garde, et voilà que ses parents ne voient pas la différence entre ce caprice enfantin et le besoin vital  qui a entraîné un tel sentiment de frustration quand il n'a pas été pris en compte. L'enfant doué est alors enfermé dans son angoisse sans voir d'issue.

Conseils : inutile de tenter de lui faire entendre raison quand il est dans cet état de crise, de toute façon, il n'entendra rien. Eviter de commencer par lui démontrer d'emblée que son "caprice" n'avait aucune importance, il en avait une pour lui au moment où il s'est senti nié et abandonné par ceux qui l'aiment. Comprendre sa détresse le rassure, ensuite on s'efforce de lui faire admettre l'aspect irrationnel de sa demande. On peut même tenter l'humour à tout hasard. Il est parfois efficace pour dédramatiser une situation.