L'enfant doué rebelle

Certains enfants s'installent très tôt dans une position de refus entêté à laquelle ils ont beaucoup de mal à renoncer.

S'agissant d'enfants doués, ils s'obstinent avec toute cette force qui les caractérise, cramponnés à leur décision avec tant de conviction qu'ils ne peuvent plus se laisser convaincre de la modifier : accepter de changer d'avis reviendrait à se trahir et ils ont eu très tôt l'expérience de la trahison. De la même façon qu'on ne fait plus confiance à une personne qui a trahi sa parole, qui n'a pas tenu une promesse, qui a divulgué un secret dont elle connaissait l'importance ou bien qui a laissé soudainement tomber un ami proche ou qui l'a tout à coup vertement critiqué sous l'influence d'autres "amis", un enfant qui reviendrait sur une décision clairement  proclamée aurait l'impression de se renier et de perdre la valeur qu'il s'accordait en acceptant de nier sa personnalité, comme si elle n'avait pas beaucoup d'importance. Ce serait nier l'essence même de sa personnalité. Cette décision, mûrement réfléchie pensent-ils, reflète exactement leur sentiments profonds, elle est irréfutable. Tous les arguments qu'on leur oppose ne font que les renforcer dans leur choix. Bien plus tard, ils regretteront cet entêtement obstiné qui construisait un mur de méfiance vis-à-vis des adultes : ils avaient déjà connu tant de malentendus, d'interprétations complètement fausses de leurs propos ou de leurs réactions qu'ils restaient septiques quand on leur disait que c'était pour leur bien, leur bonheur ou leur confort qu'on lui proposait une démarche ou une action. 

Le refus, véhément naturellement, d'un saut de classe en est l'exemple le plus fréquent, mais jamais l'enfant doué ne reconnaîtra les raisons de son refus : il a eu peur d'être confronté à des obstacles qui le laisseront impuissant, il va décevoir les adultes et les autres enfants se moqueront de lui, pour une fois avec raison. Une fois adulte, il regrette encore cette décision entraînant des années d'ennui à entendre éternellement les mêmes  données rabâchées  inlassablement, alors qu'il aurait pu gagner un an, voire deux, selon son mois de naissance. L'école a beau jeu de refuser ce saut puisque l'enfant lui-même "ne le désire pas", surtout s'il sent qu'il est implicitement soutenu dans son refus. Il fait plaisir aux pédagogues qui l'entourent et c'est bien plus important que les suggestions de ses parents seulement soutenus par une psychologue. 

Pour les mêmes raisons, il refuse absolument de passer un test : il fusille d'un regard furieux la psychologue pour qu'elle ne songe même plus à l'importuner avec ces "jeux" qui le mettront immanquablement dans une situation humiliante d'échec. Au contraire, en se montrant rebelle l'enfant doué se donne une image qu'il pense forte, volontaire, impressionnante même par la fermeté de caractère qu'il démontre. 

A l'opposé de l'enfant négociateur obligé de déployer des trésors d'arguments et de stratégies, l'enfant rebelle peut se contenter de secouer la tête et disait seulement "je ne veux pas". Il est tellement muré dans son refus qu'il n'entend même pas les arguments destinés à le convaincre ; vile propagande pense-t-il, tout entier envahi par ses soupçons de manipulation.

Cette façon d'appréhender  la situation provoque chez lui une réaction dont la violence s'apparente à celles qu'entraînent des réactions phobiques. Il s'est engagé dans un chemin n'offrant aucune possibilité de marche arrière, il n'est pas pensable de revenir sur sa décision sans se déjuger et il ressent au plus profond de son être que sa rébellion est motivée, il se connaît mieux que quiconque, il sait qu'il a raison : tous les autres se trompent, ils n'ont qu'une connaissance superficielle de lui, lui sait avec une certitude absolue qu'il ne doit pas pratiquer ce sport, jouer de cet instrument de musique, aller à cette réunion amicale, ou, aborder une situation périlleuse entre toutes : partir en vacances dans une colonie consacrée à l'étude de son domaine de prédilection. Dans ce dernier cas, par exemple, il craint simplement de se trouver entouré de vrais spécialistes, il aurait l'air d'un minable amateur voulant faire croire aux être crédules qui s'occupent de lui qu'il connaît bien ce domaine. Mieux vaut se priver de la compagnie de vrais passionnés, comme lui d'ailleurs, mais certainement bien plus qualifiés,  que d'apparaître comme un imposteur dont le mensonge est révélé.

Il est bien plus prudent de ne pas toucher aux illusions. Le rebelle sait qu'il n'y survivra pas si son imposture apparaît au grand jour, et elle apparaîtra inéluctablement : il avait dit qu'il aimerait pratiquer un sport donné, on l'inscrit, il va au premier cours et prend immédiatement conscience de sa nullité, il ne veut plus y retourner. On lui raconte des fariboles en l'assurant qu'il progressera comme les autres, il sait bien que ce n'est pas vrai, les autres savent comment procéder, mais pas lui, il ne saura jamais, un seul essai lui a suffi pour comprendre que ce sport qui l'attirait avec son costume particulier, ses rituels et l'idéal qu'il proposait ne lui convient pas. Rien ne pourra le décider à y retourner. 

On voit bien, à travers cet exemple, que l'idée de toute puissance n'est pas étrangère à ces réactions obstinées. Ce serait finalement la peur affreuse, irraisonnée, de se voir en échec, son image, construite à grand peine pour sembler forte et bien dessinée, irrémédiablement fracassée par la révélation terrible d'une faiblesse impossible à masquer. Cette perspective est effrayante, l'enfant doué se cabre, sa rébellion est soutenue par une angoisse si prégnante qu'elle l'étoufferait presque, il suffoque à la seule idée de dévoiler une faille qu'il se serait appliqué à dissimuler avec tout le soin dont il est capable quand il se sent profondément concerné. Dans pareille conjecture, il en va de sa personne même : on saura avec certitude qu'il est un apprenti musicien sans aucun talent, un comédien piteux, un sportif ridicule. Cette rébellion serait une protection indispensable et tant pis si elle limite le déploiement des dons et aboutit au désintérêt de toute chose. 

C'est le propre des enfants doués d'ignorer la valeur de l'effort, celle de l'entraînement avec les répétitions inlassablement recommencées. Parfois, ils ont su réussir miraculeusement au premier essai, ce miracle ne peut se reproduire, mieux vaut en rester à cette image brillante, même d'un bref éclat, que peiner ensuite de façon misérable sans plus jamais atteindre cette sublime réussite.

Conseils : s'efforcer de prévenir ces réactions en chaîne en gardant présent à l'esprit qu'il s'agit d'un reliquat de la toute-puissance des très jeunes enfants prêts à tout pour que leurs manques ne soient pas décelés. On peut essayer de désamorcer en amont cette défense désespérée en prévenant immédiatement qu'on ne s'attend pas à une utopique réussite d'emblée parfaite. Les termes d'un "contrat" doivent être posés au préalable, avant qu'il ne s'engage dans son refus définitif. La rébellion serait une posture commode, puisque la conduite est toute tracée, pour éviter à l'enfant de se trouver dans une situation trop dévalorisante. C'est à cet enfant bloqué à ce stade nocif qu'il faut s'adresser. Il ne peut plus entendre les arguments adressés à sa raison. 

Ce pénible passage franchi, l'enfant rebelle accepte la réalité avec ses aspérités à combattre sans que son image soit entamée par quelques défaillances et il peut enfin déployer ses dons et briller dans l'exercice de cette activité comme lui seul en est capable.