Quand les enfants doués paraissent s'éteindre au fil des ans
Des parents évoquent parfois un enfant dont les débuts dans la vie paraissaient refléter une grande vivacité d’esprit : il a parlé très tôt avec un langage précis et bien construit, il comprenait rapidement ce qui se disait autour de lui et il faisait preuve d’une grande créativité. Ses dessins lumineux démontraient son goût pour l’art et son plaisir à utiliser ces belles couleurs pour représenter l’idée qu’il commençait à se faire du monde qui l’entoure et de sa façon de le vivre.
A peine plus âgé, il déchiffre avec la joie que procure cet accès au savoir devant un entourage surpris qui se demande bien comment il a pu apprendre seul cet exercice sur lequel tant d’enfants peinent durant des mois. C’était pour lui une activité naturelle : tout le monde lit autour de lui, il a eu envie d’être comme les autres, il a grappillé chaque fois qu’il en avait l’occasion la façon de prononcer les lettres, les syllabes et pour finir les mots qu’il connaissait forcément déjà. Le bonheur de lire un mot connu sur un support écrit, comme les grandes personnes, est ineffable, c’est un jeu dont on ne se lasse pas et encore moins quand on a trouvé par soi-même comment acquérir ce pouvoir.
Le calcul est tout aussi amusant : additionner, soustraire, compter sur ses doigts, enchanté de ce matériel toujours disponible, et surtout évoluer dans un domaine où prime la pure logique puisque les résultats sont toujours identiques, quelle que soit la façon dont on a procédé, ravit cet enfant qui voit dans ces exercices intellectuels une source inépuisable de distractions.
L’entrée à l’école paraît alors le début d’une merveilleuse aventure : on va avancer dans cette voie tellement attrayante. L’impatience est encore plus forte chez les derniers nés, fatigués de leur place humiliante d’ignorants, incapables de suivre une discussion entre « grands » puisque quantité de données leur échappent et qu’ils ne peuvent pas les découvrir par eux-mêmes. Ils ont vraiment du mal à se résigner à la condescendance toujours plus ou moins imprégnée de moqueries de ces aînés peu charitables. Enfin, eux aussi vont « à l’école » et bientôt ils auront un cartable, ils feront sans équivoque partie de ce monde scolaire tellement important pour leur évolution.
Il est aisé d’imaginer la déception que ce jeune écolier ne tarde pas à éprouver quand il se trouve perdu parmi des enfants souvent en pleurs : il se demande bien pour quelle raison ces enfants ressentent une détresse aussi profonde que rien ne justifie : la maîtresse est une dame gentille, elle connaît maman et lui a parlé et, d’ailleurs, jamais maman n’abandonnerait son enfant qu’elle aime tant câliner, le laissant exposé à des dangers. Les parents, les aînés, tous sont passés par l’école, ils ne parlent pas de cauchemars.
Pourtant, l’enfant vif et curieux ne comprend pas très bien pourquoi les autres enfants ne parlent pas et encore moins pourquoi on traîne tant avant de commencer à apprendre, à faire des choses difficiles et à réfléchir aux questions qu’il se pose en secret.
Tout d’abord, il se dit, avec sagesse, qu’il lui faut être patient, lui qui serait plutôt impatient, mais tous ces enfants et cette maîtresse doivent s’apprivoiser, et puis les semaines passent et rien ne change : il n’apprend toujours rien de nouveau et il lui déplaît de plus en plus de partager les jeux proposés avec des enfants qui ne sont même pas des interlocuteurs intéressants.
C’est peut-être dès ce moment-là, lorsqu’il découvre la déception, qu’il commence à se résigner et à se replier sur lui : il se fait alors tellement discret qu’il en devient presque invisible et, en tous cas, inaudible. « Je n’ai pas encore entendu le son de sa voix » dit la maîtresse à sa mère interloquée qui ne reconnaît pas l’enfant joueur et bavard qu’elle connaît. S’il ne parle pas, c’est sans doute qu’il n’a rien à dire, il n’a pas envie d’exprimer une pensée personnelle que personne ne comprendra sans doute, ni de poser une question peut-être embarrassante pour la maîtresse. A supposer qu’elle lui réponde, le sujet n’intéressera pas les autres enfants et ils le considéreront bizarrement.
Il est donc plus prudent de ne rien dire, cette attitude lui semble la plus protectrice, il n’attire pas l’attention sur lui, il donne une image d’enfant sage, lisse et calme, qui lui évite toutes les attaques, qu’elles viennent des adultes souvent distraits et encore plus souvent débordés ou des autres enfants dont certains privilégient les morsures ou les coups comme mode de contact.
Ce pourrait être dès ce moment que l’armure caractéristique des personnes douées commence à être forgée : elle apparaît vite comme indispensable et elle risque de le demeurer durant toute l’existence au point de sembler faire partie intégrante de la personne qui en est elle-même persuadée.
A l’abri de cette armure, pourtant tellement contraignante, l’enfant doué, déçu et triste, s’évade dans des rêves plus gais et plus réconfortants que cette interminable monotonie qu’il doit supporter tous les jours. La route qu’il emprunte alors lui paraît toute tracée : il restera discret, sage et silencieux, sans attirer l’attention. A la Grande Ecole, ses notes restent dans une moyenne sans éclat, elles sont rarement plus faibles, ou alors il s’agit manifestement d’un accident, elles ne sont jamais très brillantes, absolument rien n’est remarquable chez cet enfant trop tranquille.
Les parents se souviennent de l’enfant gai et inventif bien différent de celui qui, même à la maison, s’éteint doucement. Pris de doute, ils font faire un examen psychologique, espérant trouver là une réponse aux interrogations qu’ils ne peuvent pas s’empêcher de se poser, ils sentent que quelque chose leur échappe, avec la sensation obscure et lancinante d’un dysfonctionnement insidieux qui se serait installé sournoisement et comme tout naturellement puisqu’aucun incident notable ne l’a signalé. Le résultat du test ne constitue finalement pas une réelle surprise, si ce n’est le chiffre lui-même : ce QI très élevé permet enfin de porter un éclairage totalement différent sur cet enfant silencieux.
Il faudrait alors s’appliquer à réveiller en lui une passion tellement profondément enfouie que de nombreux essais sont nécessaires pour trouver la bonne voie ; parfois un changement d’école serait souhaitable à cause de l’image trop terne que tout le monde a de lui et, encore une fois, la rencontre avec des enfants qui lui ressemblent s’avère toujours un bon remède.
Quand cet enfant trop discret se reconnaîtra dans une image plus brillante et aussi plus vraie, il pourra commencer à laisser s’exprimer son audace et son imagination et aura plaisir à relever les défis qu’on s’emploiera à lui trouver.