Ces enfants sont si vite blessés : les sentiments agressifs qu’on exprime à leur égard sont comme autant de coups de couteaux. Ils entaillent profondément leur être et ces blessures cicatrisent lentement, même si on se rassure en pensant que « les enfants oublient vite ». Des adultes, pourtant bien installés dans une vie sentimentale et professionnelle tout à fait satisfaisante, mentionnent encore avec d’infimes tremblements dans la voix, des épisodes douloureux survenus dans leur enfance : ils les revivent, le temps n’a pas atténué leur aspect pénible. La personnalité s’est construite avec l’éventualité de se trouver à nouveau dans de telles situations, mais elle a aussi appris à réagir. L’enfant souffrant reste bien présent dans l’esprit de l’adulte qui sait, depuis, utiliser des armes façonnées au fil des ans.
Qu’y a-t-il de plus tentant pour un enfant voulant donner l’image d’un dur, d’un costaud, d’un vrai chef, que de persécuter celui qui tremble un peu trop vite et surtout qui répugne à répondre coup pour coup parce qu’il lui est absolument impossible de faire du mal à quiconque ? Avoir une année d’avance, et donc être parfois désavantagé en taille et en performances sportives, justifieraient les moqueries et les agressions, mais cette justification n’est même pas toujours étayée dans la réalité. Cette sensibilité qui l’imprègne tout entier lui interdit de blesser les autres, y compris en cas de légitime défense, il ne saurait peut-être d’ailleurs pas comment s’y prendre à cause de cette propension irrépressible à se mettre à la place des autres et donc à souffrir pour eux. S’y ajoutent les effets délétères d’une imagination toujours en action : il risque d’envisager tout naturellement que cette agressivité à son égard puisse aller jusqu’au meurtre. Dans les histoires qu’il aime lire, qu’il s’agisse de chevalerie ou de romans policiers, on tue assez facilement et la justice ne sévit pas toujours, ou bien trop tard pour celui qui a été assassiné. Pour certains, aller chaque matin à l’école les place dans l’état d’esprit du poilu qui retourne au front en première ligne. Les attaques peuvent venir de partout : « camarades » de classe ou bien professeur exaspéré par un élève pas suffisamment attentif à un cours qu’il s’efforce
de rendre passionnant.Si le professeur donne implicitement la permission d’embêter cet élève un peu différent, les autres n’ont aucune raison de se freiner.
On ne doit jamais minimiser cette situation, penser qu’il s’agit de jeux d’enfants et faire confiance à une loi qui serait constamment appliquée pour protéger tous les élèves. La sensibilité exacerbée offre une faille où peut s’engouffrer tout individu ignorant ce genre de sentiment, elle lui permet même de développer des instincts pervers qu’une loi plus stricte l’aurait obligé à réprimer.
L’enfant doué ainsi exposé n’apprend pas à s’endurcir comme on aimerait le penser, Il a même du mal à comprendre qu’on puisse se montrer si agressif et mauvais. Dépourvu de toute jalousie, il ne la discerne pas chez les autres, il ne comprend pas non plus comment il se retrouve dans cette posture effroyable ; il n’a pas le sentiment d’avoir fait quoi que ce soit pour en arriver là, il n’a rien provoqué, simplement, il réagit violemment, il somatise souvent avec des symptômes résistants aux traitements, il voit des médecins, des psychologues quand on dit que ses troubles sont psychologiques et il continue à vivre dans la peur.
Il est inutile de le maintenir dans cet environnement néfaste, la sensibilité ne s’émousse pas. Depuis quelques temps déjà, il me semble que la découverte et l’exercice de sports de combat constituent une bonne parade. On peut envisager d’autres sports, moins courants que le judo et le karaté. Ceux qui nécessitent une parfaite maîtrise de soi, la capacité à anticiper les gestes de l’adversaire et une morale en accord avec celle de l’enfant doué conviennent. Ces sports gagnent du terrain, il devient plus facile de les trouver près de chez soi. Quand les réactions émotionnelles trop vives peuvent être combattues, alors cette sensibilité si vive devient un atout. Elle permet de comprendre à merveille les ressorts qui
animent les autres, et donc de prévoir leurs réactions. Elle aide à capter une atmosphère et, en conséquence, à se protéger ou bien à trouver des parades. Elle combat la naïveté et freine les manifestations d’une attitude trop confiante.
Bien entendu, ces défenses sont longues à échafauder, mais il faut savoir que c’est possible, l’essentiel étant d’intégrer le fait qu’on doit impérativement se fier à son intuition. Les parents sont souvent étonnés par les remarques d’une stupéfiante pertinence que leur enfant énonce presque distraitement, comme si cela allait de soi, à propos d’une personne à peine croisée ou d’une situation dont ils ne connaissent même pas le détail. Souvent, ces parents raisonnables préfèrent ne pas accorder trop de foi à ces remarques dont la lucidité, impossible à expliquer rationnellement, peut les inquiéter. Ils n’ont pas très envie d’avoir un oracle à domicile, malgré le côté pratique de cette fonction. Ils ont oublié qu’eux aussi, dans leur enfance, savaient ou bien percevaient la nature des personnes qui les entouraient. On les croyait si peu qu’ils ont fini par oublier d’utiliser ce don qui s’est endormi, comme bien d’autres caractéristiques. C’est presque à contre cœur qu’ils découvrent que leur enfant emprunte ces chemins qui réveillent en eux de bien lointains souvenirs. Cette intuition doit être soigneusement entretenue, ce qui ne signifie pas qu’on va sombrer dans un monde dépourvu de toute rationalité, mais, étayée par la logique et la rigueur du raisonnement, elle devient un atout d’importance dans la conduite de l’existence et la compréhension des autres. Elle évite bien des déboires. On ne doit jamais la négliger ni ignorer ses bienfaits.
Il serait illusoire et stérile de tenter de combattre cette sensibilité, même si elle confère une apparence de fragilité : elle constitue une force magnifique par tous les dons qu’elle procure.
Mentionnons simplement la créativité artistique, littéraire ou musicale, mais dans ces domaines, où elle est indispensable, elle est moins critiquée et mieux acceptée, à la fois par ceux qui en sont dotés et par leur entourage qui en constate sur le champ les heureuses retombées.
Cette sensibilité colore l’existence d’une teinte inimitable : reconnaissons lui les heureux et multiples talents qu’elle prodigue.