L'intuition des adultes
Les adultes oublient l'aisance avec laquelle ils enchaînaient leurs remarques pour en tirer la seule conclusion possible quand ils n'avaient pas encore l'âge d'être envahis de doutes paralysants et qu'ils croyaient naïvement que toutes les paroles étaient prises en considération : on ne parle pas pour ne rien dire, sauf s'il s'agit d'un jeu et c'est alors bien précisé : les enfants doués, encore plus que les autres, adorent dire des bêtises en jouant avec les mots. Ils en rient longtemps.
Très vite, ils s'aperçoivent qu'on ne prête pas une grande attention à leurs idées, qui ne seraient que des " enfantillages " au point de finir par être eux-mêmes persuadés que leurs paroles n'a pas une grande valeur. Cette idée s'ancre très profondément dans leur esprit, puisqu'on considérait leur avis comme négligeable. De plus, ce constat s'est très tôt imposé : tous les autres savaient mieux qu'eux comment se comporter dans de nombreuses situations de l'existence, il a encore renforcé cette idée d'absence totale de valeur d'une remarque qui leur avait pourtant semblé intéressante sur le moment.
L'intuition est guidée, tout à la fois, par une réflexion fulgurante qui a discerné les points essentiels pour la conduire et aussi par un ressenti, bien subtil à expliquer. Ce serait une sensation d'harmonie et d'équilibre entre tous les aspects d'une situation, même ceux qui seraient flous ou dissimulés, l'ensemble se trouvant sous un éclairage impitoyable, ne laissant rien dans l'ombre. Tous les éléments s'ordonnent parfaitement, sans une fausse note. Cette magnifique organisation provoque un petit frisson qui serait la signature de ce ressenti aussi discret qu'essentiel.
Il est alors vraiment très regrettable que l'utilisation spontanée de cette mécanique fonctionnant sans accroc ni fausse note, rompant l'harmonie, n'ait pas été encouragée à un âge où elle était toute naturelle. Au contraire, elle était plutôt considérée comme un accident, heureux certes, mais nourri de hasards bienvenus et forcément aléatoires dont il était plus prudent de ne pas tenir compte. Il est plus sage d'apprendre à cet enfant, tout perspicace qu'il soit, à se méfier de ce qu'on appelle une première impression, elle peut être faussée par des éléments, finalement sans importance, mais dont on croit, tout d'abord, qu'ils ont gauchi cette première image.
S'y ajoute le manque d'expérience de la vie, l'impossibilité de se référer à des évènements passés : ce sont des données sérieuses : confronté à elles, le ressenti est de peu de poids.
Il est extrêmement difficile, voire impossible, de justifier ce ressenti par des arguments rationnels qui s'adresseraient aux qualités de réflexion de ses interlocuteurs. Ce n'est pas un domaine où on peut parler d' "intime conviction", les raisons étayant le genre de jugement que peut émettre une personne douée sont difficiles à évoquer, elles paraissent même dérisoires, superficielles, fondées sur des impressions subjectives impossibles à démontrer : leur auteur se couvrirait même de ridicule s'il s'y essayait, on se moquerait de lui à coup sûr et son image en sortirait encore amoindrie. Il est donc inutile et parfois dangereux de faire part de cette conviction profonde qu'on ne peut expliquer.
Malheureusement, cette méfiance, parfois teintée de moqueries, dont l'entourage ne se prive pas, finit par impressionner celui qui ne peut expliquer d'où lui vient cet avis, parfois irréfutable, qui s'impose à son esprit. Ses doutes, si fréquents et facilement déstabilisateurs, ébranlent ses certitudes, il perd toute confiance dans des idées qu'il est bien le seul à avoir, il en arrive à s'en méfier, il ne s'accorde plus aucune confiance. Pourtant, ce mécanisme qui lui est propre, continue à fonctionner de façon imperturbable : il sait que certaines situations seraient nocives ou malsaines, certaines personnes peu dignes de foi en dépit des apparences et même parfois de leur réputation, entreprendre une action donnée serait extrêmement risquée, dangereuses peut-être…
Une petite voix continue à murmurer avec obstination ses mises en garde, ou bien, au contraire, ses encouragements à entreprendre une action en dépit des risques qu'elle pourrait présenter, mais celui qui ne veut plus lui porter attention devient sourd à ce murmure, il ne veut rien savoir, il préfère suivre l'avis du plus grand nombre ou bien succomber à des arguments qu'il ressent fallacieux, mais qui offrent toutes les garanties de sécurité, semble-t-il.
Plus tard, quand arrive l'heure des regrets, il n'est plus temps de se reprocher sa méfiance à l'égard de ses propres idées, de tenter de la justifier par des arguments plus dérisoires encore que ceux qui avaient été évoqués pour rendre plus crédible l'opinion qui s'était tout naturellement imposée à l'esprit. Celui qui a suivi son instinct, sans trop savoir pour quelles raisons d'ailleurs, ne cesse de s'en féliciter, lui-même s'en étonne encore, il "ne sait pas pourquoi" il a agi de cette façon qui semblait pourtant irréfléchie, absurde et même parfois folle, mais il constate qu'il a eu raison, il ne s'est pas laissé détourner par les avis, généralement péremptoires, de son entourage, accablé par cette détermination opiniâtre inusitée de la part de quelqu'un doutant sans cesse de lui. Jusque-là, il était si facile de le persuader de l'inanité de ses idées, lui-même en était vite convaincu et parfois même un peu honteux d'avoir osé émettre de telles folies dans un moment d'audace inattendu.
Il faut une adopter une démarche volontaire pour oser se fier à son intuition sans craindre les sarcasmes, parfois les événements prennent leur temps pour donner raison à l'audacieux original qui avait vu loin et juste. On doit se répéter qu'il est impossible au ressenti de tromper, il puise son essence même dans des racines si profondes qu'elles ne peuvent être totalement comprises et encore moins analysées. Il existe, on doit se fier à lui sans tenter une rationalisation qui ne ferait que restreindre sa portée et atténuer sa rigueur. La logique qui l'a inspirée s'appuie sur tant d'éléments qu'on ne peut les identifier tous alors qu'ils revêtent tous une importance identique. C'est une étourdissante synthèse qui a abouti à la seule conclusion possible : finalement, on doit l'admettre sans la discuter.
Vouloir saisir cet enchaînement fulgurant serait comme tenter d'analyser froidement tous les éléments ayant inspiré le peintre d'un chef-d'œuvre qu'on peut admirer sans retenue, c'est tout d'abord son génie propre qui a guidé sa main, sa façon de voir la réalité et ce qui se trouve au-delà et qu'il sait percevoir.
Conclusions : on ne doit pas hésiter à se fier à ces intuitions fulgurantes ni se laisser impressionner par les arguments de ceux qui se fient trop à la pensée générale. Il n'y aurait alors jamais eu de ces découvertes éblouissantes. Dans le courant de l'existence, cette intuition évite bien des errances et bien des déboires.