Ces enfants qui jouent un rôle qui n'est pas le leur

Il ne s'agit pas obligatoirement de familles problématiques, au parcours jalonné de drames qu'il faut dépasser au prix de durs sacrifices ou de deuils impossibles, mais de famille d'apparence normale, unie, où les parents aiment et protègent leurs enfants. Cependant des fragilités, des blessures tellement anciennes que leur trace ne les fait pas considérer comme des blessures, mais seulement comme un événement survenu dans un lointain passé presque oublié, ou bien des histoires familiales noyées dans les brumes de souvenirs qui s'estompent, surgissent soudainement, par une association échappant à la raison, et transforment le comportement de ces adultes qui semblent alors, pour un temps, méconnaissables. Spontanément, les enfants pensent aussitôt qu'ils ont un rôle à jouer, ils sont incapables de rester impuissants face à ces réactions inquiétantes. Ils doivent aider leurs parents à retrouver leur calme puisque ces parents sembleraient tout à coup privés de bon sens et de mesure. Ils ont basculé dans un univers étranger aux enfants qui n'ont d'autre choix que de les ramener à la réalité du quotidien dont ils se sont brusquement éloignés. Parfois, les mots leur manquent, les tentatives pour les sortir de leur marasme seraient dérisoires. Ils ne peuvent utiliser les mêmes recours que leurs parents quand ils veulent consoler le gros chagrin de l'enfant. Reste alors la seule présence, pour faire comprendre qu'ils sont là, tout près, qu'ils accompagnent leur parent qui a plongé dans une détresse que rien ne justifie, si ce n'est un événement anodin, banal en apparence, mais il aura fait ressurgir un trouble très enfoui.

Le rôle de l'aîné qui "saura ce qu'il faut faire"

Une banale querelle dans le couple, pour un motif tellement futile qu'il est vite oublié, peut dégénérer dans un ouragan de cris et de douleurs, et puis un seul reste, anéanti, tandis que l'autre est parti aérer sa colère. Les enfants spectateurs se tournent vers l'aîné, qui saura ce qu'il faut faire, et cet aîné doit puiser en lui des ressources inconnues pour secourir, tout à la fois, son parent dans la peine et ses cadets inquiets. S'il est seul, il se fie à son instinct, essaie de dire quelques mots sans être sûr d'être entendu et tente de donner une intensité encore plus forte à sa présence pour faire passer un peu de réconfort. Il faut beaucoup de temps aux enfants, même les plus doués, pour comprendre qu'il s'agit du mode de fonctionnement de leurs parents, qui ressortent de ces orages meurtris, certes, mais les traces qu'ils pourraient en garder semblent vite oubliées, jusqu'au prochain éclat. Les enfants ont besoin de bien plus de temps pour s'apaiser. Sans attendre la prochaine crise ils recherchent la meilleure façon de réagir, il leur déplait d'être pris au dépourvu, d'autant plus que la notion d'une mission impérative à remplir reste présente, mais personne ne leur donne d'indication. Il est même étonnant que des adultes le plus souvent sensés, organisés et même capables d'humour se transforment soudainement en individus dépourvus de raison, menés par des émotions si violentes qu'elles échappent à tout contrôle. Ils ne sont plus parents, ils ne sont même plus adultes, ils jouent une scène qui les dépasse sans plus se soucier des spectateurs et sans s'étonner que ces derniers, encore si jeunes, leur prodiguent le réconfort dont ils ont alors besoin.

L'extraordinaire capacité d'adaptation

La tourmente passée, ils se conduisent à nouveau en parents responsables et aimants, soucieux d'éducation et de l'application des préceptes qu'ils tiennent à inculquer à leurs enfants pour leur permettre de devenir des adultes eux aussi responsables, autonomes et entreprenants. Ils paraissent oublier les moments où ils changeaient de rôle, demandant implicitement à leurs enfants d'en endosser eux aussi un autre, comme s'il s'agissait d'une situation ordinaire. Les enfants doués font preuve d'une stupéfiante capacité d'adaptation à une situation sans aucune ressemblance avec celles qu'on attend de la part de parents attentifs. Il est vrai que, le plus souvent, ils ont très tôt assisté à ces tornades, ils ne s'en étonnent donc pas autant qu'un observateur impartial pourrait l'imaginer. C'est aussi pourquoi ils pensent au plus profond d'eux-mêmes qu'ils ont un rôle à jouer, qui justifierait peut-être leur venue au monde. Durant les accalmies, quand la vie familiale est ordinaire et quasi routinière, leurs parents leur disent bien qu'ils sont le plus beau cadeau qui leur a été fait durant toute leur existence. Ils les cajolent, les gâtent, prennent en considération leurs désirs pour leur faire plaisir à bon escient, ils recherchent leur bonheur et leur bien-être. Ils paraissent oublier le spectacle qu'ils ont donné, comme s'il s'agissait uniquement de leur vie de couple, qui ne concernerait donc pas directement leurs enfants, d'ailleurs ils ne sont pas les mêmes. Ils ne sont plus ces adultes qui travaillent et savent prendre des décisions, appréciés par leur entourage. Ils sont tout entiers immergés dans des histoires complexes que la présence de l'autre ravive, sans que ce soit très net pour eux.

Une maturité surprenante chez l'enfant

Dans un tel contexte, les enfants acquièrent tôt une maturité surprenante, il fallait bien que quelqu'un reste lucide et pragmatique, leurs dons sont employés avec une remarquable efficacité, si ce n'est qu'ils ne parviennent tout de même pas à modifier le comportement de leurs parents, trop enfoncés dans leur histoire. Certains se comportent astucieusement en prétextant un vague malaise de façon que leurs parents les accompagnent chez un psychologue, qui les aidera dans leur rude tâche et tentera de l'alléger une fois qu'il a saisi le message non explicité lancé par un enfant quand il se sent réellement démuni et qu'il appelle à l'aide. Ces enfants ne prennent pas pour excuse cette situation, pourtant difficile, pour adopter des comportements dit "déviants". Tout est déjà assez compliqué, ils s'appliquent, au contraire, à se construire avec rigueur et à préparer leur avenir, leurs dons facilitent leurs études et ils ont acquis assez de force de caractère pour savoir réussir, sans compter uniquement sur leur aisance intellectuelle. Bien que toujours conscients du soutien si fréquent apporté à leurs parents, ils ne veulent pas leur consacrer leur existence. Ils tiennent à construire une vie paisible, calme et gaie, qu'ils sauront créer et apprécier. Il arrive que, eux partis, leurs parents divorcent, en disant qu'ils attendaient le départ de leur enfant, sans préciser, parce qu'ils ne le savent pas eux-mêmes, que ce départ leur a rendu la situation bien plus difficile à supporter sans la présence apaisante et compréhensive de leur enfant.