Les cadets triomphants

Il est admis que les aînés occupent une place à part : elle ne sera évidemment jamais remise en question, c'est un fait établi qui doit compenser les éventuelles frustrations qu'entraîne la venue du second : cette place est celle de l'héritier, celui qui va perpétuer le nom en premier et surtout c'est avec lui que ses parents ont changé de statut, et connu l'éblouissement indescriptible de sa naissance.

Les cadets triomphants
© luckybusiness-123rf

Même si certaines de ces notions s’estompent, elles subsistent encore dans l’esprit, elles ne peuvent s’effacer complètement, elles seraient même renouvelées puisque les filles aînées sont depuis longtemps déjà considérées comme de possibles héritières, entretenant et faisant fructifier avec bonheur la charge de la maison familiale, qui porte parfois un nom prestigieux.

Souvent, dans leur petite enfance, les aînés se sentaient suspicieux vis à vis d’un cadet qui semblait grandir trop vite. Ils ne pouvaient s’empêcher de craindre d’être soudainement dépassé, surtout quand ils entendaient les adultes exprimer leur admiration et leur joie aux premiers pas et aux premiers mots de ce qui restait, jusque-là, un bébé statique et balbutiant, sans grande personnalité, qu’un aîné raisonnable pouvait même protéger avec grandeur d’âme ; le bébé ne paraissait pas constituer une véritable menace. On s’emploie à rassurer cet aîné troublé : il restera à jamais l’Aîné, auréolé de toutes ses prérogatives.

Il arrive pourtant que cette hiérarchie soit remise en question, parfois même tôt dans la vie des enfants. Le cadet grandit plus vite, il possède des dons que l’aîné ne développe pas, il a de nombreux amis, il rayonne. L’aîné peut avoir alors le sentiment de vivre dans l’ombre du cadet, dont on célèbre les mérites en le félicitant lui, comme s’il était à l’origine de cet éclat particulier, puisqu’il est l’aîné et qu’il lui a donc servi de modèle, pense-t-on selon le schéma classique.

Cet aîné bien élevé se défend de manifester son amertume de façon trop évidente, mais son caractère se modifie, il devient plus secret, renfermé même, il ne sait plus quelle personnalité il doit se construire, puisqu’il a l’impression qu’on établira des comparaisons qui ne seront jamais à son avantage, il n’ose plus rechercher un domaine inédit où il retrouverait un peu de sa supériorité d’antan, mais son malaise est parfois si discret que personne ne le remarque, ou bien on attribue cette réserve nouvelle à de toutes autres causes: relations amicales soudainement difficiles, scolarité plus problématique cette année, alors que ce pourrait être justement les conséquences du malaise qui le gagne, mais on aurait tendance à banaliser cette «jalousie» tout à la fois bien naturelle et passagère puisque les parents s‘appliquent à s’interdire toute comparaison et cherchent même des voies d’expression différentes pour chaque enfant afin d’éviter cette comparaison.

Dans l’esprit de ses parents l’aîné n’a rien perdu, ces enfants sont très différents, leur chemin de vie s’écarteront sans doute parfois, mais la fratrie restera, rien ne peut en effacer la réalité, les souvenirs d’enfance partagés sont impossibles à remplacer. Les parents ne s’inquiètent pas, ils se réjouissent du parcours glorieux du second et chérissent l’aîné pour le bonheur que sa venue au monde leur a apporté.

L’aîné a l’impression que personne ne peut comprendre sa détresse ni en saisir la profondeur, même ses parents, pourtant aimants, n’en perçoivent pas l’aspect dramatique, alors que son existence bascule dans une tristesse absolue et irrémédiable puisque tout est maintenant tracé : il sera à jamais condamné à vivre dans l’ombre de quelqu’un qui attire la lumière et, comble d’horreur, dont il devra être fier. Confusément, il peut en vouloir à ses parents de l’avoir placé dans un tel désastre sans compensation, tout en sachant qu’il ne peut y avoir de compensation suffisamment importante pour apaiser sa rancœur désespérée. Il devra vivre éternellement avec ce sentiment de vide à l’intérieur de lui, là où aurait dû naître et grandir la conscience gratifiante d’occuper une place particulière et impossible à remplacer.

Selon leur personnalité, ils deviennent des adolescents renfermés, avec peu d’amis ou bien, au contraire, ils sont très entourés, mais par des « amis » que les parents n’approuvent pas toujours, avec des conséquences néfastes sur les résultats scolaires. Même s’ils ne recherchent pas un réconfort dans la fréquentation de cette sorte d’amis, ils ne donnent généralement pas toute leur mesure, ils se freinent, presque malgré eux, parfois pour laisser planer le doute : on ignore la portée de leurs capacités puisqu’ils se freinent manifestement, mais eux pensent que leurs résultats risquent de ne pas être plus élevés s’ils fournissaient de réels efforts, avec le ridicule que cette situation provoquerait. Leur image serait alors à jamais entachée d’une ombre encore plus sombre que rien, jamais, ne pourra effacer.

Adultes, ils continuent à souffrir de cette amertume, même s’ils semblent s’en être accommodés, ils tracent leur route, jamais pleinement satisfaisante, alors qu’elle semble l’être aux yeux de leur entourage : on évoque avec insistance leurs réussites, comme s’il fallait rechercher un équilibre entre les deux membres de la fratrie. S’il y a un troisième, il n’est plus exactement dans la même catégorie, mais une situation semblable peut aussi survenir.

D’une façon générale, la rivalité est plus aiguë s’agissant de deux garçons, un peu moins quand ce sont des filles, difficile quand une fille dépasse son frère, et moins dramatique si c’est le frère qui dépasse son aînée, mais il y a aussi des aînées qui n’accepteront jamais de reconnaître le parcours lumineux de leur petit frère. Ce sombre tableau ne se produit pas systématiquement, il y a des aînés protecteurs, enchantés de la réussite de leur cadet, ils pensent que c’est aussi un peu la leur, puisqu’ils lui ont servi de modèle et qu’ils ont été assez attentifs pour le protéger, le guider, lui éviter les ennuis qu’ils ont connus, ce sont des aînés généreux, altruistes. Dans ce cas, ils deviennent des adultes heureux, au sein d’une fratrie qui sait se soutenir mutuellement dans les vicissitudes de l’existence, ensemble ils font face aux inéluctables drames familiaux et ils se réjouissent de la réussite exceptionnelle de celui qui brille d’un éclat particulier.

On dit bien qu’il est préférable de faire passer un test à toute la fratrie quand l’un d’eux a obtenu un score élevé, sinon les autres pensent qu’ils n’en valent pas la peine et cette idée les poursuit longtemps, mais c’est un problème délicat. Il est alors préférable de ne pas donner le chiffre précis, mais seulement indiquer la zone où il se trouve dans la courbe de répartition des chiffres du QI ; malgré ces précautions les enfants ont capté des échos, ils ont remarqué des modifications dans la scolarité de celui qui, le premier, a passé un test et dans l’attitude de leurs parents à son égard. La situation est réellement difficile quand les chiffres diffèrent, c’est là qu’il faut tout de même rechercher où se trouvent les compensations pour les mettre en évidence, mais, le plus souvent, tous les enfants se situent dans la même zone, seulement ils n’ont pas le même caractère : à capacité égale, la fortune sourit davantage à certains : leur image est foncièrement lumineuse.