Normcore : les hipsters sont-ils morts ?

"Normcore". Le concept agite la fashion sphère et les réseaux sociaux depuis une dizaine de jours. De quoi s'agit-il exactement ?

Le hipster, en quelques mots (et quelques clichés bien sûr), c'est des poils de moustache, des lunettes de vues rétro (qui ne servent souvent pas à corriger des problèmes de vision), des tatouages en forme de triangles, des vêtements achetés en fripes, des platines vinyles, des filtres Instagram et autres photos prises en fish-eyes, de la cuisine bio, des clubs "so undergrounds", des voyages à Berlin et des choix musicaux "pointus, parce que tu comprends,  je pense que nous devrions nous réjouir de voir que les artistes que l'on affectionne appartiennent encore à une culture alternative et underground" (lu dans les commentaires d'un pseudo débat musical sur Facebook). 

Bien sûr, ceci est une accumulation grossière de clichés. J'ai des lunettes, je suis tatouée, il m'arrive d'aller flâner dans les friperies du Marais, de mettre parfois un petit filtre sur une photo, d'aller dans des clubs qui pourraient sans doute être qualifiés d'"underground", je suis déjà partie en voyage à Berlin et je dois avouer que l'on peut tous trouver une certaine satisfaction à écouter des artistes pas forcément connus de tous. Suis-je une hipster pour autant ? Si vous pouviez me voir, vous répondriez sans doute "non".

Seulement voilà, c'est un fait, les hipsters maintenant, c'est tout le monde et personne. On est tous le hipster de quelqu'un, au même titre qu'on est tous le mainstream de quelqu'un d'autre. Même les vrais hipsters, les purs et durs, autrement dit ceux qui rejettent avec tant de vigueur cette culture du mainstream... Sont devenus mainstream eux-mêmes. Car le mainstream est, par définition, ce qui est "massivement populaire, grand public, suivi et accepté par la masse" ou de manière plus péjorative "conformiste, consensuel, sans saveur ou originalité". Ainsi, si l'on se fie à ces définitions (les deux marchent), le hipster est devenu mainstream et c'est sans doute l'oxymore le plus jouissif qu'il m'ait été donné d'écrire.

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Hipster © Pinterest

Le hipster par excellence, qui souhaite volontairement se démarquer des codes et des normes de la société, après quelques années de vie en sursis, ne se démarquerait finalement plus vraiment. Le terme a pris un caractère trivial, au sens qu'il est devenu "banal à force de répétition, parce que trop connu, trop courant" (cf. Centre national de ressources textuelles et lexicales). Sauf qu'être banal pour un hipster, c'est un sacrilège : en effet, plutôt ironique d'être banal pour quelqu'un qui veut à tout prix se démarquer.
Alors comment contrer cette banalité ? En combattant le mal par le mal, autrement dit en devenant plus banal que banal.

C'est là qu'apparaît cette nouvelle trend : le "normcore".
Dans un article du New York Magazine en date du 26 février, la journaliste Fiona Duncan constatait, en se promenant dans Soho, qu'elle ne parvenait plus à "distinguer les jeunes branchés des touristes de la classe moyenne américaine". Tous deux seraient "habillés pareils, dans un parfait non-style : jeans délavés, polaires et baskets lâches". C'est alors qu'elle emploie le terme "normcore" savante contraction des mots "normal" et "hardcore" (mot qu'elle n'a pas inventé, puisqu'il a été émis par K-Hole, un cabinet de tendances new-yorkais).  En réalité, la journaliste s'est juste trompée de terme et ce qu'elle a appelé "normcore" est en fait originellement appelé "acting basic", mais l'un sonne mieux que l'autre.
Trop tard, le sens a glissé, un buzzword est né et le monde entier le fait tourner à grands coups de "shares" sur Facebook et de "hashtags" sur Twitter.

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Normcore © Twitter

Même les grandes marques internationales telles que Gap s'y mettent, jouant sur le phénomène : 

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Normcore © Twitter

Voilà maintenant le type d'image sur laquelle on peut tomber en tapant "Normcore" sur Pinterest :

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Normcore © Pinterest

Pourquoi ça marche ? Guillaume Erner, sociologue, écrivait dans son essai "Sociologie des tendances" : "la société se passionne pour la nouveauté : c'est la néomanie".  

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Les vêtements du Normcore selon le magazine GQ © Capture d'écran GQ

Le non-look devient un look. Certains twittos s'en réjouissent déjà. Les vrais "normcores", dont le style est depuis toujours de s'habiller  simplement, ne comprennent sûrement pas pourquoi ni comment ils sont tout d'un coup devenus "stylés". 

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Normcore © Twitter
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Normcore © Twitter


La revendication de la normalité de François Hollande aurait-elle lancé une mode ? Notre président serait-il un avant-gardiste ? Voire pire, un hipster ? Le pionner des normcores ? 

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Meme "J'étais normal avant que ce soit cool" © Memebase

Vincent Glad, premier en France à avoir évoqué cette nouvelle "tendance" écrit sur Slate :  "Les hipsters ont bouclé la boucle. A force de chercher la singularité, ils ont atteint une nouvelle frontière. Un horizon lointain, totalement exotique: la normalité".

Il se pourrait aussi, tout simplement, que ce ne soit la faute de personne, ou plutôt celle de tout le monde : entre un besoin insatiable de se distinguer parmi "7 milliards de personnes" et celui de ranger les personnes dans des moules, de nouveaux courants se font et se défont. La mode, un éternel recommencement