Liberté sexuelle : les mots aux fesses pour importuner

Discussion en mauvais termes. Nous avons demandé à une experte du discours de décortiquer la tribune polémique publiée par Le Monde. Pour Laurence Brunet-Hunault, maîtresse de conférences en linguistique et sémiologie à l'université de La Rochelle, le texte transforme les femmes en sorcières hystériques à coup d'expressions empruntées au totalitarisme.

Liberté sexuelle : les mots aux fesses pour importuner
© Arthur Mola/AP/SIPA

Les femmes sont séparées en deux clans depuis le 9 janvier 2018. D'un côté, celles qui se sont levées en 2017 pour libérer la parole sur les agressions et le harcèlement sexuels. De l'autre, celles qui ne se reconnaissent pas dans ce mouvement et proclament la "liberté d'importuner" des hommes. Le conflit a été déclenché par une tribune du Monde, signée par 100 personnalités, dont Catherine Deneuve, Catherine Millet ou Brigitte Lahaie. Le texte lâche plusieurs bombes, que nous avons analysées avec une experte du discours. Laurence Brunet-Hunault est maîtresse de conférences en linguistique et sémiologie à l'université de La Rochelle. Elle a notamment publié un essai sur Le sens et la place de la persuasion dans le discours linguistique et littéraire. Pour elle, ce plaidoyer au nom de la liberté sexuelle est un "contre-discours violent avec des termes outranciers"*.

Sorcières hystériques et criminelles totalitaires

Les féministes et le mouvement #balancetonporc, contre lesquels la tribune s'insurge, sont décrits en ces termes : "puritanisme"; "campagne de délations et de mises en accusation publiques d'individus", "justice expéditive", "fièvre à envoyer les 'porcs' à l'abattoir" ou encore "vague purificatoire". Des formulations qui ramènent le propos aux plus sombres heures de l'Histoire.
"Les porcs à l'abattoir ou la vague purificatoire sont autant d'expressions qui ont été utilisées dans la cadre du Rwanda, ou de l'ex-Yougoslavie, pour ne citer que ces cas. Ainsi les femmes du #balancetonporc sont mises sur le même plan que les criminels qui ont pratiqué ces massacres", note l'experte du langage.

"C'est là le propre du puritanisme que d'emprunter, au nom d'un prétendu bien général, les arguments de la protection des femmes et de leur émancipation pour mieux les enchaîner à un statut d'éternelles victimes, de pauvres petites choses sous l'emprise de phallocrates démons, comme au bon vieux temps de la sorcellerie."

Laurence Brunet-Hunault analyse ce passage comme un moyen de décrédibiliser la parole des femmes : "Le propos 'démons phallocrates' attribué aux féministes laisse entendre que les femmes à qui l'on laisse libre parole ne peuvent être qu'outrancières. Cette allusion est renforcée par l'expression 'fièvre à envoyer les 'porcs' à l'abattoir', qui fait référence à la fièvre hystérique des sorcières. Ainsi peut-on considérer que les femmes qui ont permis la libération de la parole sont folles et incontrôlables, comme lorsque les auteures énoncent que 'la vague de purification ne semble connaître aucune limite'."

"Là, on censure un nu d'Egon Schiele sur une affiche ; ici, on appelle au retrait d'un tableau de Balthus d'un musée au motif qu'il serait une apologie de la pédophilie ; dans la confusion de l'homme et de l'œuvre, on demande l'interdiction de la rétrospective Roman Polanski à la Cinémathèque et on obtient le report de celle consacrée à Jean-Claude Brisseau."

La mention de la censure culturelle fait un parallèle entre le combat féministe et le totalitarisme. "Cela fait échos aux sinistres souvenirs de Vichy en France ou du nazisme, qui ont procédé à des censure très forte dans le domaines des arts et de la littérature. (...) On peut encore associer à ce champ sémique celui de la haine, de la délation. C'est une forme de mise au pilori de celui qui est dénoncé", juge la linguiste.

Hommes victimisés et faits minimisés

"Cette justice expéditive a déjà ses victimes, des hommes sanctionnés dans l'exercice de leur métier, contraints à la démission, etc., alors qu'ils n'ont eu pour seul tort que d'avoir touché un genou, tenté de voler un baiser, parlé de choses "intimes" lors d'un dîner professionnel ou d'avoir envoyé des messages à connotation sexuelle à une femme chez qui l'attirance n'était pas réciproque."

Ici, les signataires de la tribune retournent la situation et ont recours à l'euphémisme. Les hommes ne sont plus coupables d'agression sexuelle ou de harcèlement, mais bien "victimes", à la limite responsables de s'être laissés aller à des "comportements déplacés". Une manière de retourner l'argumentaire des pro #metoo, mais aussi de minimiser les faits. Les mêmes procédés sont employés dans la partie sur les frotteurs du métro, dans laquelle les signataires somment les femmes de considérer ce délit comme "un non-événement", "l'expression d'une grande misère sexuelle". Le schéma est le même : relativisation des actes et plainte de leur auteur.

"Les accidents qui peuvent toucher le corps d'une femme n'atteignent pas nécessairement sa dignité et ne doivent pas, si durs soient-ils parfois, nécessairement faire d'elle une victime perpétuelle."

"Les agressions sont appelées les 'accidents' et prennent comme exemple les gestes les plus petits, si l'on peut établir une échelle dans la gravité des agressions sur les femmes, note Laurence Brunet-Hunault. 'Voler un baiser' appartient au champ littéraire et poétique. On retrouve cette expression dans les romans, les poèmes et les chansons. C'est une autre manière de minimiser. Les termes comme 'drague' ou 'galanterie' sont des euphémismes et sont souvent présentés comme des marqueurs de la culture française."

Pour l'Universitaire, l'emploi du mot "certains" (cela ne concerne pas tout le monde) pour parler des hommes coupables et de "prétendu bien général" (donc contestable) pour expliquer les motivations des féministes, reviennent à traiter ces dernières de menteuses. L'utilisation des guillemets pour évoquer les "comportements déplacés" ou encore les "traumatismes subis par les personnages féminins" sont là encore un moyen d'isoler les termes et de sous-estimer les violences subies. "Accoler le mot 'éternelles' à 'victimes' souligne les stéréotypes de la femme fragile, infantilisée que l'on doit protéger", précise-t-elle.

Liberté d'importuner et cafouillage philosophique 

"Le philosophe Ruwen Ogien défendait une liberté d'offenser indispensable à la création artistique. De même, nous défendons une liberté d'importuner, indispensable à la liberté sexuelle."

Pour légitimer leur demande d'une "liberté d'importuner", les adhérentes de la tribune en appellent au philosophe Ruwen Ogien. Ce penseur s'est interrogé sur les libertés individuelles et le lien entre la morale et l'action. Son discours se base sur une éthique minimale dont la seule limite est de ne pas nuire aux autres... donc de ne pas les importuner (Libération détaille le travail de Ruwen Ogien sur la liberté d'offenser ici). "La phrase ne semble pas en conformité avec les propos du philosophe", note Laurence Brunet-Hunault.

Les 100 signataires du Monde déterrent les sorcières du XVIIe siècle, exhument la moyenâgeuse notion d'hystérie, accusent les victimes d'exagération et bafouent les préceptes d'un philosophe qu'elles citent en exemple. Avec les mots comme arme, les expressions excessives pour stratégie, elles s'imposent comme les résistantes d'une bataille qui opposerait les deux sexes. Et si, plutôt que de lancer une offensive, on déployait le drapeau blanc de l'égalité ? Avec un objectif précis : qu'hommes et femmes, féministes ou non, jeunes et vieux, actrices et ouvriers soient enfin en paix. Que tout le monde se sente libre, sans que personne ne soit importuné.

Les champs sémiques notés s'appuient sur des références filmiques, des tableaux et des textes de chansons. Ils forment ce qu'Anne-Marie Houdebine (linguiste et sémiologie) appelait l'imaginaire culturel et social.