L'enfant doué et son univers : les déviations

L'univers presque enchanté que les enfants doués aiment construire peut parfois basculer de façon inattendue lorsque des enfants d'une même fratrie, facilement rivaux dans la vie, partage un même monde.

L'enfant doué et son univers : les déviations
© Semiglass-123RF

Ces enfants ne voguent pas de concert vers des rivages magiques, ils construisent un monde de perpétuels affrontements où chacun doit être le plus fort afin de ne pas perdre la face. On dit : " ils sont un peu comme chien et chat, mais ils sont aussi très complices ". En fait, cette " complicité " apparaît surtout quand il s'agit de se livrer à des actions plus ou moins permises, à la limite de la provocation, presque surprenantes par l'inventivité qui les a inspirées. C'est alors un cauchemar pour les parents qui doivent faire face à deux diables cherchant chacun à être plus fort, plus astucieux et plus dur que l'autre, face à un "adversaire " représenté, par la force des choses, et aussi parce que c'est le moins risqué, par la famille proche : parents, grands-parents… Le plus jeune tente de compenser son handicap de départ par une audace plus grande. L'aîné use sournoisement de son autorité, réelle même si elle est peu manifeste, pour persuader le cadet de se livrer à des bêtises plus graves, pour ensuite se dédouaner avec une innocence presque convaincante. Quand il y a trois enfants, cette surenchère est plus difficile à tenir. Des alliances se nouent en fonction de l'âge, du sexe, des centres d'intérêt et les rapports sont fluctuants. Il est plus difficile de constituer une force unie, mais deux enfants de la même fratrie et proches en âge peuvent très bien se trouver enfermés dans cet engrenage où aucun ne prendrait le risque de céder en acceptant d'obéir parce qu'il laisserait alors croire qu'il est plus faible et qu'il ne possède pas une force mentale suffisante pour tenir bon.

Une surenchère dans les actions

Il y a alors une surenchère dans les actions les plus extravagantes, et parfois dangereuses, pour prouver à quel point on est déjà audacieux, plein de ressources, obstiné dans ses entreprises et surtout plus fort que l'autre. Les parents sont totalement désarmés devant cette alliance inattendue entre leurs enfants et qui se serait constituée contre eux, désormais perçus comme un camp ennemi à l'encontre duquel toute contestation est permise. Cette attitude guerrière s'inspire des héros de livres, de bandes dessinées et de ce qui s'apparente à une mythologie, comme Robin des Bois, des rebelles possédant leurs propres lois. Mais peu à peu le noble but est oublié et reste seulement la loi qu'on s'est créée et qu'il serait impensable de transgresser. C'est un univers fermé sur lui-même que ces enfants estiment cohérent, en semblant oublier qu'ils se dressent alors contre leurs parents que personne ne peut jamais remplacer. Il y a d'ailleurs une différence absolue quand ces enfants sont séparés. Lorsqu'il est seul, cet enfant se montre câlin et gentil, il ne se révolte pas, il rend service, c'est un enfant adorable. Il n'a rien à prouver à personne, il peut se laisser aller à se montrer naturel et goûter tout naturellement l'harmonie de l'atmosphère familiale. On serait tenté de croire à un miracle jusqu'au moment où les deux se retrouvent et, sans tarder, s'enferment à nouveau dans leur univers aux lois si particulières.

Des enfants bloqués dans leur monde

Que leur importe alors si les adultes qui s'occupent d'eux semblent désespérés, ces enfants sont bloqués dans leur monde. Il serait impensable pour eux d'en sortir, comme s'ils avaient fait allégeance à un seigneur terrible, impitoyable et cruel, qui ne pardonnerait aucune trahison ni même un simple manquement. Chacun veille pour éviter toute ébauche de transgression chez son acolyte et chacun s'applique à oublier le plaisir éprouvé quand il connaît la douceur de l'amour confiant et de la paix retrouvée, seul avec ses parents. Les garçons seraient plus efficaces dans cette construction, même si la rivalité et la jalousie se retrouvent avec la même intensité chez les filles. L'aînée peut téléguider son cadet ou sa cadette et pousser cet ingénu à se livrer aux bêtises qu'elle-même rêverait de faire, sans vouloir en supporter les conséquences ou bien deux sœurs se livrent à de subtiles manœuvres vis-à-vis des amies par exemple. Mais leur monde est rarement aussi rigide, exigeant et structuré que celui des garçons, qui n'osent alors contrevenir à ses lois, bien qu'ils les aient eux-mêmes édifiées. Ils les complexifient même comme pour les rendre encore plus difficiles à transgresser et, ce faisant, ils entravent encore davantage leur volonté propre, leur libre arbitre, les élans spontanés qui les inciteraient à rechercher un câlin ou un simple et ineffable sentiment de complicité avec l'un ou l'autre de leurs parents, quand ils se comprennent tout à coup sans échanger de parole. Ce serait une façon d'exercer un pouvoir l'un sur l'autre en bloquant toute autonomie et toute possibilité de relations privilégiées : rendre l'autre insupportable aux yeux des parents, quitte à abîmer sa propre image.

Une bonne maîtrise de soi indispensable

D'aussi tortueuses pensées sont, bien évidemment, enfouies au plus profond de l'inconscient, mais il est préférable d'en tenir compte si l'on veut lutter contre cette situation, insupportable pour tous les protagonistes. Cette " complicité " qui paraît si forte ne serait qu'un mode d'expression du classique sentiment de rivalité, teinté de jalousie et de rancœur, possible au sein d'une fratrie. Mais il arrive que son expression prenne une tournure amplifiée au point que ses composants échappent à tous les acteurs, qui ne savent même plus comment ils en sont arrivés à ces extrêmes. Dénouer ces fils enchevêtrés demande une bonne maîtrise de soi. Il est toujours délicat d'amener quelqu'un, fut-il un enfant, à renier ce qu'il considère comme un engagement. Transgresser des lois, qui lui semblent tout à coup exister depuis toujours, l'exposerait peut-être à de bien plus grands périls que les réactions attristées de ses parents.

Conseils : de telles situations doivent être comprises dans toutes leurs composantes pour être efficacement combattues. Les admonestations ne suffisent pas, les enjeux sont trop importants, et peut-être même vitaux, aux yeux des enfants pris dans cet engrenage. On peut néanmoins dédramatiser et démonter les mécanismes qui ont créé ces composantes pour bloquer une surenchère. Dans certains cas, une intervention extérieure est bienvenue ou, si cet engrenage résiste, une séparation momentanée peut être envisagée, l'idéal étant de trouver un internat offrant une spécialité convenant à l'un des enfants, l'autre ayant une activité spécifique et compensatrice pour offrir à chacun une voie qui lui serait propre.