Charlène Favier (SLALOM) : "Je n'ai pas fait un film contre les hommes"

Labellisé Cannes 2020, couronné du Prix d'Ornano-Valenti à Deauville, le glaçant et très personnel "Slalom", en salles le 19 mai, marque les solides premiers pas derrière la caméra de Charlène Favier. La cinéaste s'intéresse, sans manichéisme, à la relation d'emprise qu'un entraîneur de ski entretient avec sa jeune athlète. Le Journal des Femmes est allé à sa rencontre : morceaux choisis.

Charlène Favier (SLALOM) : "Je n'ai pas fait un film contre les hommes"
© Bony/SIPA

Briser la loi du silence dans le sport

Ce n'est pas plus difficile de briser la loi du silence dans le sport qu'ailleurs. Il n'y a qu'à voir le temps que ça a pris à Adèle Haenel. Après, il est vrai que dans le sport, il y a un système. C'est-à-dire que, d'un coup, si vous dénoncez l'entraîneur qui a abusé de vous, vous dénoncez derrière toute une chaîne systémique qui l'a protégé et qui le met sur un piédestal : le directeur du club, le président de la fédération… C'est très patriarcal, masculin… Ce sont quand même des intouchables. Venir briser cette autorité-là, ça fait peur.

J'ai commencé à écrire Slalom en rentrant à l'atelier de la Fémis en 2014 pour comprendre des choses viscérales en moi ; c'était spontané et bien avant l'émergence du mouvement #MeToo. Je précise au passage que des livres existaient déjà sur le sujet, mais n'intéressaient personne à l'époque, à l'instar de Service Volé d'Isabelle Demongeot. La société n'était alors pas prête à recueillir ces témoignages, à briser l'omerta, à inculper les personnes complices.

Avec #MeToo, il y a eu une nécessité absolue de dire et une peur qui s'est envolée. Pour ma part, je n'ai en tout cas conscientisé ce que je rédigeais. Au bout de deux ans, ce sont les gens autour de moi m'ont dit que j'étais en train d'écrire un film là-dessus. Et là, j'ai failli renoncer, me demandant si j'avais vraiment le courage de faire ça, j'ai eu peur.

Dans le sport, beaucoup savent mais se taisent. Des mecs qui ont abusé de gamines, qui ont été jugés en catimini et relaxés continuent jusqu'à aujourd'hui à entraîner de très jeunes filles… Tout le monde le sait : la fédération, etc… Mais bon, comme le mec a déjà eu une médaille olympique, ils sont un peu emmerdés. Ils se disent qu'il vaut mieux étouffer l'affaire plutôt que ternir l'image qu'ils souhaitent donner à telle ou telle discipline. Je n'ai pas encore le courage de les nommer parce que ce sont des choses que j'entends et que je n'ai pas vues. C'est ça le problème.

Mon job de lanceuse d'alerte, je l'ai fait avec le film, lequel libère la parole. Je le vois lors des avant-premières. Je ne suis pas une enquêtrice, ce n'est pas mon job d'enquêter et d'accuser.

Congédier le manichéisme

Ce film a été fait bien avant l'actualité. Il n'est donc pas une réponse épidermique à elle. Le manichéisme et le côté caricatural des personnages que j'ai déjà pu voir dans ce genre d'histoire ne m'intéressent pas. Ce n'est pas ce que j'ai envie de voir.

D'ailleurs, je ne suis pas une militante. On me dit que je fais du female gaze, je ne sais même pas ce que ça veut dire et je n'en ai rien à foutre de tout ça. Je ne fais pas de théories sur le female gaze ou d'études sur les violences sexuelles dans le sport. J'ai peur de la radicalité d'un féminisme trop fort. Je n'avais pas envie d'exister en prenant une position radicale. Sur ce terrain, il existe une polarisation parce qu'il est beaucoup plus simple pour les gens de mettre les personnages dans des cases qui ne leur ressemblent pas. Ainsi, ils ne réfléchissent pas.

Si on parle d'un serial abuseur ou d'un pédophile, tout le monde affirme: "Ce n'est pas moi, ça". Le débat s'arrête. Alors que si ce mec on l'humanise, on le décrit comme quelqu'un de normal, qui vous ressemble, on se dit : "Merde, moi aussi ça peut m'arriver de déraper, moi aussi mes pulsions ne sont pas maîtrisables…" A la fin du film, plein d'hommes viennent me voir et me chuchotent à l'oreille, un peu honteux et en même temps sincères: "Putain, le personnage incarné par Jérémie Renier m'a vachement touché car je me suis retrouvé en lui. Ton film m'a redonné la boite à outils. En tant qu'hommes, ça nous est peut-être arrivé d'oublier les règles du consentement parce que submergés par nos hormones, nos pulsions".

Et encore une fois, ça pourrait être une femme. Je n'ai pas fait un film contre les hommes. Au contraire, il questionne beaucoup de mecs qui, horrifiés, se disent qu'ils ont peut-être franchi la ligne jaune dans leur vie. Si on se regarde dans une glace, on a tous à un moment mal maîtrisé nos pulsions.

Jérémie Renier et Noée Abita dans "Slalom". © Jour2Fête

"L'agression et l'emprise, c'est différent"

Dans le film, l'emprise est immédiate dans le rapport entre l'entraîneur et l'athlète. Il y a ce côté : "Est-ce que tu vas être capable de tout faire pour devenir qui j'ai envie que tu deviennes ?" L'emprise se fait dans les deux sens car la gamine y répond. Sans être un pervers narcissique, il sent qu'il y a quelque chose et se laisse embringuer dans ce jeu de pouvoir.

L'agression commence dès qu'il lui met la main dans le pantalon, au premier contact physique non consenti. Quand tu es adolescent, il arrive que tu ne puisses pas dire non à quelque chose que tu ne connais pas. C'est ce qui lui arrive. Ce type de relation existe de manière énorme dans le sport. C'est extrêmement fréquent et c'est partout.

Le ski, c'est un sport où tu es habillé.e à la base, alors imagine la natation, la gym, le sport de glace… Le vrai problème, c'est que jusqu'à maintenant on trouvait ça presque normal. Combien de fois on m'a dit: "Lui il sort avec son athlète de 15 ans mais en même temps ça marche, regarde le résultat". Je suis toujours effarée par cette banalisation, par le fait que ça ferait partie du jeu.

Que faire pour prévenir les abus ?

Il faut beaucoup plus de contrôle ; c'est ce que je raconte dans mon film. Plus de vigilance de la part des parents, des institutions et des entraîneurs -et on n'en parle pas assez… Ce n'est pas un numéro vert qui va régler le problème de l'emprise. Il faut que les entraîneurs et les athlètes aient des formations, ensemble, -d'ailleurs mon film va servir d'outil pédagogique, on me l'a déjà demandé-, pour voir ce qui peut se passer quand il y a une dérive dans cette relation. Les entraîneurs doivent être formés. Il faut éduquer. Dans mon film, j'évoque un énorme quiproquo du geste, du regard.

Les jeunes doivent apprendre à dire: "Non ! Tu n'as pas le droit de faire ça" Et pour en arriver là, chacun à son rôle : les parents, l'école, le ministère des sports, etc… Les entraîneurs doivent se tenir… Tout être humain peut être un prédateur. L'âme humaine est belle parce qu'elle a toutes les couleurs. Acceptons de nous regarder dans le miroir et acceptons le fait qu'on peut parfois être dépassés par ses propres pulsions, ses envies… L'homme peut faire des choses magnifiques comme néfastes.

Ce que j'aime avec le cinéma, c'est qu'il révèle les dieux et les démons qui nous habitent. Tenez, la mère de mon film, je la trouve belle dans ses failles, elle a envie d'avoir un mec, de vivre, de payer son loyer, ect… C'est démagogique de mettre la faute sur elle. Je déteste le jugement, je ne juge aucun personnage. Moi-même, j'ai des parts d'ombre. C'est facile de dire : "Lui, il est horrible. Moi, je suis géniale". Arrête, t'as jamais eu envie de tromper ta meuf, de manger un Big Mac alors que tu ne devrais pas, tu ne t'es jamais pris une cuite phénoménale en faisant un truc obscène… Si on ne se regarde pas en face, on ne peut pas avancer parce qu'on reste dans une démagogie permanente.    

Ma mère était très présente pour moi, mes parents n'étaient pas divorcés... Slalom, c'est de la fiction au service d'une dramaturgie. A titre personnel, j'ai vécu l'emprise à plein de moments et d'âges différents de ma vie. A 30 ans, j'ai compris que j'avais reproduit ce schéma plusieurs fois et qu'il fallait apprendre à dire non pour changer.

Entre le moment où j'ai écrit le film et aujourd'hui, je ne suis plus la même, j'ai changé, ça a été une renaissance, une thérapie. Je ne suis plus avec le même mec, dans la même maison, dans la même ville… J'ai complètement évolué. En fabriquant ce film, j'ai appris à être plus sereine.