Brigitte Roüan : "Couper le cordon, ce n'est pas simple"

Dans le drame hospitalier "Voir le Jour" de Marion Laine, en DVD le 1er décembre, Brigitte Roüan évolue avec brio au cœur d'une maternité. Pour le Journal des Femmes, la comédienne et réalisatrice commente cette expérience humaine et enrichissante.

Brigitte Roüan : "Couper le cordon, ce n'est pas simple"
© Pyramide Distribution

A l'autre bout du fil, la voix est grave et enjouée, pleine de cette énergie qui parcourt une carrière prolixe où la série Engrenages côtoie Les Chansons d'Amour de Christophe Honoré ou Guy d'Alex Lutz. Actrice engagée et passionnée, Brigitte Roüan, 74 ans, est aussi une réalisatrice émérite, lauréate d'un César pour son court-métrage Grosse et applaudi à Cannes pour son premier long-métrage, Outremer. Cette année, elle gonfle les rangs de la maternité de Marion Laine dans le délicat et touchant Voir le Jour. Elle y incarne, aux côtés de Sandrine Bonnaire, une infirmière prise dans le tumulte des difficultés hospitalières. Discussion avec une humaniste exaltée.  

Qu'est-ce qui vous a séduite dans ce projet ?
Brigitte Roüan :
L'envie de jouer, avec Sandrine Bonnaire notamment, que je connais depuis longtemps. On partage des souvenirs très anciens. J'avais aussi de l'appétit pour cette bande de filles, que je ne connaissais pas ; c'était très agréable de toutes les découvrir. Le milieu hospitalier m'intéressait par ailleurs. La thématique des difficultés rencontrées par le corps médical était primordiale à mes yeux. A l'automne 1988, il y a eu une immense grève des infirmières qui a duré 8 mois. Elles s'étaient installées sur le Champ-de-Mars, à Paris. Je faisais partie de ceux qui leur donner à manger. Elles étaient 100.000, venues de toute la France sous la présidence de Mitterrand. Comme Macron, il s'était rendu à l'hôpital pour dire: "Oh c'est bien ce que vous faites. Vous avez du cœur et tout… " Non, mais c'était lamentable... Michèle Barzach était Ministre de la santé. Elles ont fini par être reçues à 3h du matin par Rocard… Elles étaient jeunes, belles et chantaient bien. Elles ont quand même essuyé des petits coups de matraque et connu la force des canons à eau. La France entière s'était soulevée pour elles. Depuis, ça n'a pas beaucoup changé. Aujourd'hui, soudain, on découvre que tout le monde est essentiel en médecine. Il n'y a qu'à voir les images d'une évacuation d'un patient Covid , laquelle nécessite dix soignants ! Il faut dix personnes pour un ou deux patients… Vous voyez ce que je veux dire... Ils ne sont pas assez nombreux ! Leur cohésion autour de la pandémie a en tout cas été belle à voir, ils se serrent vraiment les coudes. J'ai beaucoup d'admiration pour les médecins, les infirmières ou de celles et ceux qui nettoient aussi les hôpitaux et dont on ne parle pas assez.

Sandrine Bonnaire dans "Voir le Jour". © Pyramide Distribution

En quoi a consisté votre préparation pour le rôle ? Vous êtes-vous immergée dans le milieu hospitalier ?
Brigitte Roüan :
Je n'en ai pas eu le temps. Voir le Jour est quand même une petite production. On ne pouvait pas tourner avec des vrais bébés, âgés de deux ou trois mois. On avait donc des poupées à disposition qu'il fallait apprendre à manipuler. Quand on les touchait, on avait vraiment l'impression que c'étaient des bébés. Le poids, la densité, les bras, la tête… Tout y était. Il y avait une sage-femme avec nous, que j'ai vue pendant une aprem. Elle nous a raconté de belles histoires, de sorte qu'on soit dans le jus. Les gestes au cinéma, ça ne trompe pas. Couper le cordon, mine de rien, ce n'est pas simple (rires). Je fais très attention à ça, à la gestuelle, laquelle ne doit pas mentir.  

Que vous évoque le lieu de la maternité ?
Brigitte Roüan :
Je connais cet endroit pour avoir donné naissance à un garçon. C'est un lieu émouvant, au même titre qu'un bébé... Cette espèce de crevette-là, c'est touchant, il n'y a pas à tortiller (rires). Que ce soit le nôtre, celui d'amis ou même d'inconnus. Quand on les voit tous alignés comme ça, on se dit : "Bah quand même, v'là la relève ! Prenez garde à la jeune garde !" Mon obstétricien, aujourd'hui décédé, me disait qu'il était à chaque fois ému par une naissance, malgré l'habitude, et regrettait de ne plus jamais revoir les bébés qu'il mettait au monde. Je lui ai donc ramené le mien un peu plus tard, ça lui a fait plaisir. Globalement, à quelques exceptions près -je pense aux réanimations…-, c'est un endroit de joie. Je parle de réanimation parce que mon fils a connu ça. Je ne prie jamais mais je peux vous dire que, ce jour-là, j'ai regardé la pendule en faisant ma prière. J'ai même insulté l'Autre-là, je ne sais même pas s'il existe. "Laisse-le moi !" (rires) Ils l'ont embarqué, ont tiré le rideau et, enfin, je l'ai entendu pleurer. Il a été costaud et s'en est sorti. Ce petit moment a été atroce, c'était l'éternité.

"A mes débuts, c'était quand même très misogyne…"

Voir le Jour est un film très féminin : il y a des femmes à toutes les échelles : à la réalisation, au casting, à la technique…
Brigitte Roüan :
Oui… C'était agréable… Pourtant, j'ai eu des problèmes sur ce tournage. Je ne me sentais pas bien, pas bonne. Mais voir ces filles, très différentes les unes des autres, a été une force. Elles étaient sympas, chaleureuses, c'était une bonne compagnie…

Sandrine Bonnaire et Brigitte Roüan dans "Voir le Jour". © Pyramide Distribution

Y a-t-il une telle sororité entre les femmes dans le milieu du cinéma ?
Brigitte Roüan :
Non (rires)… Comment dire ? Entre réalisatrices, en tout cas, il n'y en a pas. Mais en même temps, une jeune génération arrive… J'ai en tout cas plus d'amis réalisateurs que réalisatrices. A mes débuts, c'était quand même très misogyne… Nicole Garcia et moi, on en a entendu des choses… "Mais pourquoi elle fait un film alors que c'est une actrice et qu'elle n'a pas fait d'études pour ?" J'ai ramé pour réaliser mon premier film, ça m'a pris 5 ans. Pour avoir le plan que je voulais, il fallait s'accrocher. Et même pour Grosse, mon court-métrage, c'était comme ça ! C'est drôle, il a eu le César. A mon avis, c'est parce que Maurice Pialat jouait dedans. Du coup les gens l'ont regardé, c'est aussi bête que ça. (rires) Il fallait en tout cas s'accrocher face à ce paternalisme.

Au début de votre carrière, vous dites avoir choisi le théâtre de rue pour changer le monde. Vous avez réussi ?
Brigitte Roüan :
C'était un truc de gamine, de militante trotskiste, machin… Le théâtre de rue, c'est dur, il faut un courage physique et mental très fort. Coluche nous faisait faire des sortes de happenings dans la rue, on faisait des claquettes… Cela me demandait une énergie de dingue. Et Coluche était dur et extraordinaire, dur et rigolo, dur et terriblement intelligent. Politiquement, pour le coup, il était plus du côté de Poujade que des gauchistes. Je me souviens que son producteur disait "Tu ne veux pas virer la rouge ?" en parlant de moi. Mais plus globalement, j'ai toujours été animée par un certain idéal. J'ai été à Calais, j'ai hébergé un réfugié chez moi pendant sept ans. Au départ, c'était un casting sauvage pour un de mes films et on a été le sortir d'une zone de rétention. Il était d'Amérique du Sud, Inca, petit, maigre, avec une grande natte, c'était un sans-papier. On s'est mis ensemble pour le sortir de là et lui avoir ses papiers. On me regardait mal dans mon immeuble ; j'ai été obligée de dire aux voisins que je m'occupais du fils d'une de mes amies.

"J'ai refusé de balancer mes porcs"

D'où vient cette fibre humaniste et combative ?
Brigitte Roüan :
On va dire que je veux panser les plaies… Je suis issue d'un milieu familial de coloniaux, ça vient de là, peut-être. Il y avait des administrateurs des colonies, des médecins militaires des colonies, mon père était officier de marine… Un milieu familial tranquillement conservateur, catho et voilà, on s'arrête là (rires)… Mon premier film parlait de ça, de l'Algérie. Ma famille a fait de moi une tricarde après sa sortie. A la mort de mes parents, j'ai été récupérée très jeune par mes proches pieds-noirs. C'était génial, je sortais d'une maison en deuil pour m'installer dans un pays soleilleux, extraordinaire, avec une grande famille… Parce que, oui, les cathos mettent bas toutes les cinq minutes… J'ai connu la solidarité de mes petites cousines. C'était le début de la guerre, ou le milieu, je ne sais plus, il y avait des barbelés autour de la maison… Comme on n'avait pas le droit de parler à table, on écoutait les grandes personnes. J'écoutais les discussions. Je ne comprenais pas… Quand j'ai grandi, j'ai compris combien les propos étaient racistes…

Etes-vous féministe ?
Brigitte Roüan :
Oui, je suis une femme. Il faut qu'il y ait des outrances pour que les choses se fassent, sinon ça ne passe pas. Quand le mouvement féministe a démarré, c'était avec des moustachues pas vraiment féminines… Le blazer bleu marine avec les boutons dorés… Elles tenaient des propos rudes et misandres à mort. J'aimais beaucoup les garçons, moi (rires). Mais, elles œuvraient. Quand on est qu'actrice, on subit. J'ai subi des trucs. Ça m'est déjà arrivé de dire à un producteur: "Si j'étais un garçon, tu ne me parlerais pas comme ça". Ce n'est pas normal. Quand je parle avec des jeunes actrices qui se sont faites attaquer, je leur dis d'y aller à deux, de foncer, de répliquer. De là à dire "Balance ton porc"… Moi j'ai refusé de balancer mes porcs parce que soit ils sont morts, soit ils sont prostatiques… qu'on leur foute la paix.