Monia Chokri : "Mes blessures sont ma force artistique"

Après avoir fait sensation à Cannes au Certain Regard, l'actrice québécoise Monia Chokri a dégoupillé ce mercredi sa première réalisation : l'électrisant "La Femme de mon Frère". Elle y explore avec panache le lien fusionnel entre une soeur et son frère. Elle sera aussi à l'affiche le 3 juillet de "Pauvre Georges !" de Claire Devers. Focus.

Monia Chokri : "Mes blessures sont ma force artistique"
© HAEDRICH JEAN-MARC/LAURENT VU/SIPA

Et si 2019 était la plus belle année de sa carrière ? A 35 ans, la québécoise Monia Chokri fait coup double en cette fin de premier semestre. Elle sera à l'affiche le 3 juillet de l'enthousiasmant Pauvre Georges !, adaptation du roman homonyme de Paula Fox par Claire Devers. Par ailleurs, depuis mercredi, La Femme de mon Frère, son premier long-métrage en tant que réalisatrice, est sorti dans les salles. Présenté en mai dernier au Certain Regard à Cannes, où le jury présidé par Nadine Labaki lui a décerné un prix coup de cœr, cet opus librement inspiré de sa vie raconte la relation fusionnelle entre une sœur et un frère. Tout y vrille quand le second tombe amoureux de la gynécologue de la première. Le Journal des Femmes est allé à la rencontre de cette jeune femme talentueuse et cérébrale pour revisiter cinq étapes de sa carrière : de ses débuts chez Denys Arcand en passant par ses collaborations avec Xavier Dolan. Jusqu'à ses premiers pas de cinéaste.   

L'Âge des Ténèbres de Denys Arcand (1997)

"J'avais achevé ma formation au Conservatoire d'Art Dramatique de Montréal depuis deux ans et je rêvais de faire du cinéma. Mais au Québec, cet art était une niche, un petit milieu, contrairement à la France où les opportunités sont plus importantes. Denys Arcand représente le sommet du cinéma québécois et il est reconnu à l'international. J'étais donc enchantée d'en être même si ma contribution sur L'Age des Ténèbres se résumait à une journée de tournage. Malgré mon petit rôle, j'étais extatique car c'était une première fois. J'étais heureuse d'intégrer ce monde-là. Arcand est un cinéaste très sobre. Il ne dirige pas énormément. Un jour, il m'a dit un truc qui m'a marquée : 'Moi je veux que le québécois soit soutenu parce que mon public est en France.' Il avait raison, car en termes d'entrées, il y a plus spectateurs en France qu'au Québec. J'ai été cinéphile très tôt grâce à mon frère, à ses amis cinéastes et à mes parents, qui se sont rencontrés en France. Je voyais d'ailleurs beaucoup de films français. J'ai un véritable amour pour ce pays."

Les Amours Imaginaires et Laurence Anyways de Xavier Dolan (2010 et 2012)

"Je connais Xavier Dolan depuis qu'il a 17 ans. Il m'a sorti la tête de l'eau parce que j'ai eu un interlocuteur avec qui parler de cinéma. A l'époque, cet art n'était pas très à la mode au Québec. Pour être une star, il fallait plutôt faire de la télé. On a été en fusion pendant plusieurs années et vu énormément de films fondateurs ensemble : Sweet Sixteen, Stranger than Paradise, Maris et Femmes… Xavier en achète tellement qu'on avait tout sous la main. Il a toujours aimé mon œil donc il me faisait confiance. Il m'a fait lire le scénario de J'ai tué ma Mère avant de le tourner : c'était d'une incroyable érudition. Je suis arrivée très tôt dans son cinéma avec Les Amours Imaginaires.  Pour mon premier grand rôle, j'ai ainsi tourné avec l'un des plus grands réalisateurs mondiaux. Il sait réinventer l'art qui le passionne. Un tournage avec lui, c'est un foisonnement d'idées. Il y a quelque chose de l'ordre du spectacle à être sur son plateau. Il m'a appris qu'il n'y a pas de limites… Que quand on est un artiste, il faut voir grand et travailler beaucoup et avec précision."

Compte tes Blessures de Morgan Simon (2017)

"J'ai dit oui sur Compte tes Blessures pour deux raisons. D'abord parce que le scénario était structuré et addictif ; l'histoire, simple et significative, se tenait parfaitement. J'ai ensuite rencontré Morgan Simon. J'ai directement aimé sa personnalité et il est devenu presque un frère. Il m'a dit quelque chose de touchant : 'J'ai vu ton court-métrage (Quelqu'un d'extraordinaire, qu'elle a tourné et sorti en 2013, ndlr) et j'ai voulu t'embaucher.' C'est génial car je m'y révèle beaucoup plus qu'en tant qu'actrice. Morgan adore le cinéma américain, qu'il digère très bien pour mieux l'adapter au cinéma français. Il sait y intégrer de la pop culture. Kevin Azaïs, qui me donne la réplique, et lui, fonctionnent à l'instinct tandis que je m'interroge beaucoup. On s'est aimé et apprivoisé rapidement. Je n'ai jamais compté mes blessures. J'absorbe surtout celles des autres. Ma mère m'a souvent dit qu'il fallait que je m'endurcisse. Ce à quoi je réponds qu'il me faut cultiver mes blessures car c'est ma force artistique. J'apprends à les ouvrir et c'est une forme de thérapie."  

Pauvre Georges ! de Claire Devers (2019)

"Claire Devers est à des kilomètres de moi. Elle est drôle et énergique. On s'est entendu comme cul et chemise. J'ai adoré être Marie-Cécile, cette bourgeoise qui a peur de tout, habillée bon point, rigide, avec cette sévérité dans laquelle je pouvais m'éclater. J'avais fait cinq films cette année-là et refusais de faire le même rôle. J'avais été rockeuse, chanteuse, psy… Je privilégie l'éclectisme. Pauvre Georges ! évoque la faillite de l'éducation. Foucault s'était interrogé sur cette question : 'pourquoi le savoir est si triste ?' On a peut-être de moins de moins en moins accès à lui. L'image a pris le pas sur la pensée. Et moins un peuple pense, moins il est libre. On le voit aux Etats-Unis ou au Brésil, avec des gens qui se désengagent, qui ne croient plus aux médias et épinglent les fake news… Au Québec, on a des problèmes aussi. On devrait davantage sensibiliser les élèves à l'art. Les professeurs devraient être payés plus et voir leur métier valoriser. On a d'ailleurs une pénurie d'enseignants, avec parfois 50 élèves par classe. Comment faire ?"

"Bande annonce du film Pauvre Georges"

La Femme de mon Frère de Monia Chokri (2019)

"Je pense que mon premier long-métrage est né d'une nécessité. Ce métier est trop rude pour le faire autrement. Il demande du temps, de l'implication… A ce propos, on dit souvent aux jeunes scénaristes : 'Racontez ce que vous connaissez'. Je maîtrisais mon sujet : celle du rapport à mon frère. Quand il a rencontré la personne qu'il aime, ma relation avec lui a juste changé. On s'aime toujours, mais différemment. Ce qui est néfaste, c'est de prendre le changement pour la mort. Changer, ça a du bon. J'ai grandi quand il a aimé, ça m'a aidé à me révéler, à me libérer inconsciemment. Pour autant, La Femme de mon Frère n'est pas une autobiographie. J'ai énormément fictionnalisé ma vie. Il n'y a qu'un petit moment 100% vrai que je garde pour moi (sourire). Ce qui est peut-être près de la vérité, c'est notre manière ampoulée de parler, mon frère et moi, de théoriser sur des choses hyper banales. Je n'ai pas voulu jouer le rôle principal parce que j'aime réaliser. C'est assez. Je ne suis pas frustrée en tant qu'actrice, et je n'ai pas envie de me mettre en scène. J'ai une pudeur à cette idée. Et m'imaginer monter ma gueule derrière, ça me saoule (rires)."

"La femme de mon frère // VF"