GRÂCE A DIEU : Denis Menochet et Swann Arlaud, à confesse

A l'occasion de la sortie le 20 février du bouleversant "Grâce à Dieu" de François Ozon, nous avons rencontré Swann Arlaud et Denis Menochet, qui y incarnent des victimes d'agressions sexuelles au sein de l'église. Interview.

GRÂCE A DIEU : Denis Menochet et Swann Arlaud, à confesse
© Mars Films

Fin d'après-midi. Dans une chambre d'un palace parisien, Swann Arlaud et Denis Menochet parlent sur un ton badin et enjoué. Ils ont clairement besoin de lâcher prise. Et on les comprend. Les deux brillants comédiens sont revenus pour la presse française sur leurs rôles respectifs dans le glaçant Grâce à Dieu de François Ozon. Terrassants sous les traits des victimes de pédophilie du prêtre lyonnais Preynat, dont les crimes auraient notamment été couverts par le cardinal Barbarin, ils évoquent pour le Journal des Femmes cette aventure qui a laissé en eux de lourdes empreintes.   

Quand un cinéaste de la trempe de François Ozon vous contacte pour s'emparer d'un tel sujet, l'hésitation est-elle possible ?Swann Arlaud : Elle est tout à fait possible. Pour ma part, les warnings se sont immédiatement allumés, surtout connaissant Ozon, son envie de provocation et son cinéma sulfureux. Donc oui, au départ, j'ai eu peur. Mais une fois que j'ai lu le scénario et que j'ai vu qu'il s'était positionné au bon endroit, j'ai été rassuré. Le traitement est en effet pudique et il est surtout au service des victimes. On sentait une excitation particulière et une urgence à raconter cette histoire.

Denis Menochet : Pour ma part, il n'y a pas eu d'hésitation. Je connais François Ozon pour avoir tourné Dans la Maison avec lui. On a parlé du projet autour d'un déjeuner. Je me suis dit : " Ah oui quand même, c'est costaud ! ".

Grâce à Dieu relate le combat des victimes du prêtre Preynat, qui ont lancé l'association La Parole Libérée. Comment avez-vous préparé ces rôles ?
S.A. :
La base de travail était la même pour tous : on n'a rencontré personne. Il y avait des vidéos, des images, des interviews… et, bien sûr, le site de La Parole Libérée qui consigne tous les témoignages.

D.M. : Les témoignages y sont assez âpres… J'ai fait pas mal de recherches sur Internet aussi. On a tourné plusieurs de mes scènes chez le vrai personnage que j'incarne, dans sa maison. Je n'ai pas eu envie de le rencontrer car ça aurait été mal élevé d'essayer d'imiter quelqu'un qui est dans sa situation. Je me suis davantage appuyé sur cette énergie de battant qu'il a et qui lui a permis de rameuter des gens, d'alerter, de faire avancer les choses…

Le film est très chargé émotionnellement. Est-ce que ça a empiété sur votre vie ?     
D.M. :
Un peu, oui… Ça m'a touché et secoué… Il y a des jours où c'était dur. J'en perdais mon texte. Quand on se met à la place de quelqu'un à qui on a donné un handicap invisible à jamais, et qui vit avec le regard des autres, avec le doute, c'est bizarre organiquement…

S.A. : Avant le tournage, j'étais un peu en demande. François Ozon m'a filé une clé USB contenant tout un tas de documents, de reportages, de témoignages, de vidéos… C'est devenu très vite insupportable. Dans le film, on ne rentre pas vraiment dans les détails de ce que ce prêtre a fait subir, sur des décennies, à un très grand nombre d'enfants. Et on parle là de choses hallucinantes et insoutenables. Pendant le tournage, j'ai pris un peu de distance en me concentrant sur les textes et les mots… Et c'est tout. Quand je rentre chez moi, tout disparaît. C'est mon tempérament. Je ne suis pas hanté par les histoires. Mais en reparlant de Grâce à Dieu, je sens remonter la colère.

Le film interroge sur les croyances. Est-ce qu'il a redéfini les vôtres ?
D.M. :
J'ai été baptisé et j'ai rapidement compris que ce n'était pas pour moi. Ça s'est joué sur un détail très con. On m'a dit que mon chien n'irait pas au paradis et on m'a perdu tout de suite après. Car pour moi, il allait au paradis. (sourire) Je crois aux notions de bien et de mal. Je pense qu'on sait et qu'on sent quand on fait du bien, pareil pour le mal.

S.A. : La religion, j'en suis totalement étranger. C'est même pire que ça. J'ai eu une éducation anticléricale assez forte. L'église, pour moi, ça fait référence à des guerres ou au pape qui disait qu'il ne fallait pas mettre de préservatifs… Tout ce que ça peut représenter est catastrophique… La question de la foi, c'est autre chose. Je suis agnostique. Je ne crois pas qu'au monde vivant. J'ai une relation avec les morts… Mais le fait que des hommes aient écrit des textes et des lois concernant la parole de Dieu, ça me questionne vraiment. J'ai envie de leur demander : " Est-ce que le mec vous a vraiment parlé quoi ? " (rires communs)

Swann, vous avez parlé de colère plus tôt… Est-ce qu'elle vient justement de la peur que vous ressentez pour vos enfants, vos neveux ou nièces, les enfants de vos amis ou les enfants tout court ?
S.A. :
La colère est plus vaste. Elle vient des institutions, du pouvoir des puissants et du silence qui est une double peine pour les victimes. De façon générale, ça ne concerne pas uniquement cette histoire. Ma colère se réveille face des causes multiples… Il y a des omertas à combattre. Ça me rend fou quand quelqu'un qui s'est fait violer enfant s'exprime et qu'on lui dise : " Ecoute ça va ! Arrête, c'était il y a 20 ans, c'est n'importe quoi, il t'a juste caressé le genou… " C'est révoltant ! Quand des victimes parlent et que tout est contre eux, c'est grave. Dans des familles, parfois, on ne donne pas de crédit à la parole de certains membres qui avouent avoir subi des attouchements, quels qu'ils soient…

D.M. : Quand on étudie un peu tout ce qui se passe, on se rend vraiment compte, encore une fois, que le handicap dure pour toujours. (…) Mon travail c'est de me mettre émotionnellement à la place des personnages. J'aimerais que les spectateurs fassent le chemin de l'empathie devant le film, sans jugement facile, qu'ils voient et comprennent ces gens qui se sont mis en danger pour libérer la parole. Je crains hélas que les personnages dont on a l'honneur de porter le flambeau ne verront pas de leur vivant le fruit de leur combat. J'espère que la façon, à l'avenir, dont on élèvera les enfants et dont les gens pratiqueront leur religion seront teintées d'un combat comme ça. Que dans 50 ans, il y aura une conscience collective.

C'est " un film d'hommes " mais les femmes y tiennent aussi une place importante. Quel est leur rôle ?
S.A. :
Tous les témoignages disent que si elles n'avaient pas été là, peu d'hommes auraient eu la force de mener le combat. Elles sont dans l'écoute, dans la compréhension et donnent de la force, des épouses jusqu'aux mères. Il ne faut pas être seul. Beaucoup de gens ne parlent pas à cause de la solitude, de l'isolement.  Quand on est accompagnés par ses proches, ça donne des ailes. C'est valable pour le harcèlement scolaire comme pour plein d'autres choses. Ces personnages sont en tout cas reliés par un drame qu'ils ont tous vécus différemment. Et, au bout du compte, on voit qu'il peut quand même y avoir des dissensions entre eux…

La libération de la parole ne serait donc pas forcément la panacée, le remède à tout…
D.M. :
L'important, c'est d'être entendu. Avec Swann et Melvil Poupaud, nous sommes une chambre d'écho pour que cette parole libérée soit mieux comprise. Pas seulement de façon médiatique mais de manière organique et humaine. Je voudrais juste revenir sur la religion… Je pense que Ricky Gervais disait ça… Si on disparaît tous de cette planète puis qu'on se remet à la peupler, les scientifiques feraient les mêmes découvertes. En revanche, je ne suis pas sûr que les religions seraient les mêmes.

S.A. : Carrément… Je suis d'accord avec toi. Et pour revenir à la libération de la parole, ça ne règle pas tout, c'est certain. Mais formuler les maux, ça fait aller mieux, ça soigne quelque chose intérieurement. Ça permet de raccommoder une manière de se vivre et de se juger soi-même. Si la parole est libérée, ça en aide d'autres. Plus elle se libère, plus ceux qui maintiennent le silence en place auront des raisons de trembler.

D.M. : Si je renverse un jour des enfants, je ne sais pas si je serais capable de reprendre le volant. Du coup, je ne comprends pas comment ceux qui auraient pu empêcher les agissements de Preynat peuvent se regarder en face et continuer à officier… S'ils l'avaient mis ailleurs, des centaines de mômes n'auraient pas été violés, ils auraient sans doute eu des vies apaisées…

Est-ce que ce film a remué des traumatismes en vous ?
S.A. :
Disons qu'il a exacerbé une paranoïa qui est en moi. Elle est par exemple liée à n'importe quel homme qui pourrait être en présence de mon fils. Je l'ai en tout cas évacué car je ne peux pas empêcher mon fils de prendre des cours de piano, d'aller en colonie de vacances, de faire du sport… Par contre, je lui apprends qu'il peut tout dire, qu'il sera écouté, que sa parole a de la valeur, que son corps lui appartient et qu'il doit le défendre…

"GRÂCE À DIEU // VF"