François Ozon et son Amant Double, virtuose schizophrénie
La Croisette bruisse des transgressions utérines et diaboliques de François Ozon. Adapté d'un polar, son Amant Double pénètre les névroses et les entrailles de Marine Vacth et s'impose en thriller psychanalytique et horrifique que l'on aimerait voir décrocher la Palme d'or.
Chloé, gardienne dans un musée d'art moderne, parasitée par des douleurs physiques, commence une psychanalyse à l'allure de descente aux enfers : son praticien, dont elle est éprise, semble avoir un jumeau monstrueux... En dire davantage serait révéler L'Amant Double, déflorer cette expérience impertinente, perturbante voire éprouvante. Autopsie d'une œuvre aboutie avec son réalisateur, François Ozon.
L'Amant Double convoque de multiples genres : le drame intimiste, fantastique, policier et même érotique....
François Ozon : C'est avant tout la libre adaptation d'un roman de Joyce Carol Oates. D'ailleurs, elle l'a publié sous le pseudonyme de Rosamond Smith. Cette écrivain que j'adore est elle-même "double". Je suis très curieux de savoir comment elle va réagir au film... Je ne pense pas avoir trahi son esprit, mais j'ai corrompu son histoire. La littérature et le cinéma sont trop différents pour imaginer une exacte retranscription. J'ai pris ce que j'aimais dans le livre et je l'ai amené vers autre chose. Imposer sa subjectivité, c'est une trahison heureuse, non ?
L'esthétique, l'architecture du film subjugue. Décrivez-nous votre travail autour de la symétrie, de la projection, des oppositions ?
La gémellité, c'est la symétrie. Il fallait un écho dans le décor. On a travaillé dans ce sens avec la chef décoratrice et les comédiens, en montant de nombreux parallèles, des effets de miroirs, des mises en perspectives géométriques... Beaucoup de personnages sont également doubles. Il a fallu composer avec rigueur, voire rectitude autour des différences et des similitudes pour que les choses soient complexes, mais pas caricaturales.
Pouvez-vous présenter les personnages de L'Amant Double ?
Paul, psychiatre, a un frère psychanalyste. Chacun exerce son métier de manière très différente. Chloé va commencer une thérapie et entamer deux relations très différentes : l'une bourgeoise et normée, l'autre sauvage et destructrice. Il y a transgression car ils tombent amoureux. Cette relation est biaisée car Chloé se livre intégralement sur le divan alors qu'elle ne connaît rien de ses interlocuteurs. De ce déséquilibre, va naître la paranoïa.
Faut-il maintenir le questionnement ou voulez-vous donner des clés de compréhension ?
C'est un film à suspense qui emmène dans des zones sombres et sensibles. Le spectateur est chamboulé dans ses interprétations. Je mise sur son intelligence pour la résolution de l'intrigue, son appétence pour ce genre de jeu, saisir le visible et avoir une lecture sur plusieurs niveaux. Certains plongent, d'autres résistent. Mon idéal est que le spectateur entre dans mon univers et me fasse confiance. J'ai l'impression que cette manipulation sert le film.
On se retrouve dans la tête de Chloé, mais aussi dans son ventre, dans ses viscères, dans son sexe.... Vouliez-vous créer le malaise ?Je voulais travailler sur l'idée de l'effroi. C'est une émotion très forte que l'on utilise fréquemment dans le film d'horreur, souvent sur le fil du ricanement. Là je recherchais du premier degré, je voulais déstabiliser, donner du plaisir en provoquant la peur. Susciter l'angoisse me permettait d'avoir des effets de caméra et des effets sonores que je ne me serais pas permis d'utiliser autrement.
Fort de 17 films, d'une reconnaissance du public et de la profession, vous êtes-vous senti libre d'aller très loin dans la crudité et la violence ?
Il n'y a pas de volonté transgressive de ma part. Je voulais aller au fond d'une histoire qui traite d'un sujet organique. Il n'y a pas de scènes gratuites, elles servent toutes le propos et me sont apparues comme des évidences.
Marine Vacth a un corps extrêmement mince. Une actrice voluptueuse aurait pu sombrer dans la vulgarité ?
J'avais envie d'une androgynie, d'une froideur. Que cette personne trouble ne soit pas embarrassée par une forme de séduction. Dans Jeune et Jolie, Marine essayait de provoquer le désir. Là, c'est une jeune fille inhibée par sa sexualité qui tente de s'épanouir en réalisant ses fantasmes. Ce n'est pas l'aspect chirurgical ou gynécologique, c'est le mécanisme psychique d'émancipation que je mets en lumière.
Chloé est une femme à la sexualité offensive...
La sexualité féminine est multiple, protéiforme. C'est le machisme ambiant qui la réduit à une pratique de soumission.
Qu'est-ce-qui a orienté vos choix d'acteurs ?
Dans Jeune et Jolie, Marine jouait un personnage opaque que l'on ne connaissait pas. Je voulais lui proposer quelque chose de différent, malgré la nudité. Je l'ai vue grandir, elle a eu un enfant, elle est devenue femme. Dans L'Amant Double, sa palette de jeu est d'une immense générosité. Jérémie, j'avais travaillé avec lui sur Les Amants Criminels et Potiche. C'est un acteur que j'aime beaucoup, un ami. Il me fallait un interprète avec lequel je me sente à l'aise, qui ne s'offusque pas de ce que je lui demande. J'avais des doutes, mais lors des essais, leur couple fonctionnait.
Au point de nous offrir une scène de gode ceinture mémorable…
Il y a beaucoup de scènes d'action. Le moment dont vous parlez, ce plan, ce cadrage a été possible grâce à deux acteurs d'exception. J'ai senti une alchimie, une solidarité qui le permettait. Cette pénétration qui renverse les codes, où "la femme prend l'homme", se rapproche du cinéma féministe que je revendique.
Il y a des chats partout dans ce film. La mise en abyme du récit avec la généalogie du mâle angora couleur écaille de tortue est-elle véridique ?
Les chats étaient présents chez Joyce Carol Oates. Tout ce qui est raconté autour d'eux est vrai, leur mythologie, la fin aussi que je ne soupçonnais pas... J'ai toujours été attiré par la beauté féline, jusque dans la mise en scène. C'est un animal qui est intelligent et qui a une intériorité. Je trouve également que Marine Vacth, sa grâce, sa délicatesse, sont très félines.
Un passage difficile à supporter implique une fille décharnée, paralysée, dans son lit….
C'est une scène que l'on retrouve dans le livre et qui a été difficile à tourner. C'était important de montrer le danger que représente un double maléfique. Pour l'incarner, j'avais choisi une jeune fille qui était véritablement anorexique et très fragile, mais c'était morbide. Pour jouer cette victime et exorciser ses démons, on a pris une danseuse que l'on a maquillée.
Ressentez-vous une fierté particulière avec la sortie de ce film ?
J'ai du mal à prendre mes distances, mais je suis ravi de l'avoir fait et j'espère qu'il va toucher les spectateurs, provoquer des sensations fortes, de la fascination, des émotions, y compris de l'anxiété et de l'épouvante. Frantz jouait sur une émotion pure et simple. Là c'est plus dérangeant. J'attends qu'il y ait une interaction.