Le perfectionnisme des enfants surdoués

On répète à satiété que le perfectionnisme est une des caractéristiques les plus marquantes des enfants doués, mais on n’en conçoit pas toujours toutes les retombées. Elles sont d’autant plus intéressantes à découvrir que les enfants doués deviennent des adultes doués, tout aussi soucieux de perfection, avec toutes les conséquences parfois négatives qui en découlent.

Le graphisme calamiteux est une des premières victimes de ce souci de perfection : quand l’enfant doué considère ses dessins incroyablement informes, même s’il tente de masquer le tracé maladroit sous des couleurs éclatantes, il n’a pas très envie de continuer, il aurait même un peu honte de cette production catastrophique. "Tu veux faire un dessin", demande la psychologue attentive qui ajoute aussitôt pour éviter tout drame "tu n’es pas du tout obligé", "non merci" répond poliment l’enfant doué, soulagé d’avoir le choix, son merci venant alors du fond du cœur.

Il peut passer un temps infini sur un travail qui lui tient à cœur : on l’appelle et c’est à peine s’il l’entend et quand enfin il perçoit qu’on le presse de venir à table, il répète "attends, attends" uniquement pour qu’on cesse de l’importuner parce qu’il n’a pas la moindre intention de quitter son travail.  Une tâche inachevée heurte son souci d’harmonie, il serait impensable de ne pas la terminer là, sur le champ.

Très tôt ce souci a inspiré ses réactions parce que, très tôt, il a eu la notion de l’œuvre achevée.  L’enfant doué ne se rassure pas en disant « ce n’est pas grave » face à une production ratée ou simplement approximative. Pour lui, c’est dramatique.

Avec cette propension propre aux enfants doués à amplifier la portée du moindre événement, une tâche  à demi réussie peut signifier qu’il a désormais atteint  les limites de ses possibilités.

En outre, l’enfant doué a besoin de relever des défis, cette situation lui est aussi nécessaire que l’oxygène pour tout être vivant à la surface de la terre, on oublie d’ailleurs un peu trop souvent ce besoin essentiel, alors que le défi à relever  entretient sa vivacité et son goût pour l’exercice intellectuel. Ces défis, il se les pose à lui-même dès qu’il le peut et  tout naturellement, sinon la tâche à exécuter serait dépourvue de tout intérêt. On conçoit bien alors à quel point  une réussite médiocre peut lui apparaître comme une catastrophe absolue. Il est dans l’état d’esprit du champion qui vient d’être disqualifié à cause de ses médiocres performances.

Ce serait son image toute entière que subirait une fracture, peut-être irréversible.  Il n’ose envisager les conséquences, sans doute terribles, qui en découleront. Il sait que  son expérience de la vie est trop courte pour qu’il soit capable de les prévoir véritablement, mais il sait que ses parents seront déçus et malheureux, même s’ils l’assurent du contraire pour ne pas aggraver sa détresse et pour le ménager encore un peu avant qu’il soit confronté à la terrible réalité : il ne pourra jamais concrétiser ses ambitions  et ses rêves, il lui faudra s’accommoder de son sort amoindri.

Bien entendu, ce sinistre enchaînement  ne lui apparaît pas avec cette acuité, mais il le pressent d’une façon encore confuse et pourtant déjà effrayante.

Les plus passionnés, les plus absolus et ceux qui ont le plus de mal à maîtriser leurs émotions sont envahis par  d’une colère  d’une violence inimaginable au constat de leur impuissance à atteindre cette perfection. Ce versant noir du perfectionnisme sera traité dans une autre chronique.

Dans ces conditions, on conçoit à quel point le perfectionnisme semble essentiel pour les enfants doués ont : il maintient la cohésion de la famille et  permet de songer à l’avenir sous un jour plus attrayant. On avance avec plus d’assurance, tout comme un alpiniste s’assure de la solidité de sa prise avant de progresser. Dans sa situation une erreur lui serait fatale, sans rémission possible.

 C’est dans un état d’esprit un peu semblable que l’enfant doué aborde une tâche.

On pourrait alors penser que c’est à cause d’une imagination sans limites, nourrie de ses lectures préférées  s’ouvrant sur des horizons infinis et parfois apocalyptiques, que l’enfant doué peut envisager sans  s’en étonner de tels cataclysmes tandis que ses camarades restent sereins après l’annonce de résultats catastrophiques. L’enfant doué ne sait pas s’ils sont inconscients ou bien extraordinairement courageux, mais il se gardera bien de leur poser la question.  Il a vite remarqué que ses questions, anodines à ses yeux, les déconcertaient et les incitaient à porter  sur lui un regard de  plus en plus perplexe. Ses relations avec les autres enfants sont déjà assez délicates sans qu’il soit indispensable de les troubler encore davantage par des interrogations qui leur paraîtront peut-être saugrenues.

Serait-il le seul à s’identifier à son travail ? Il est vrai qu’il a du mal à relativiser la portée d’un échec, il ne peut pas savoir quelles conclusions  en seront tirées, lui, qui a si volontiers tendance  à se comporter comme s’il remettait chaque fois son titre en jeu, même si personne ne lui a présenté les tâches à exécuter de cette façon, sans doute n’en conçoit-il pas d’autres et cette conception s’est mise en place si naturellement qu’on ne l’a même pas remarquée. Elle n’a donc jamais été considérée, ni discutée, pour être réfutée. Les adultes ne peuvent imaginer qu’un enfant encore si jeune,  et, qui plus est, ignorant tout esprit de compétition, ait de l’existence une conception aussi  élaborée, alors que personne autour de lui n’a évoqué cette manière absolue de concevoir les actions et leurs conséquences.

D’où vient cette impérieuse nécessité de la perfection ? Tant d’hypothèses seraient possibles qu’il est plus sage de se contenter de dire que ceci est une autre histoire.

Relativiser distraitement ce perfectionnisme reste de peu d’effet, on doit saisir tout le mécanisme qu’il recouvre et qui reste  en grande partie inconscient pour pouvoir tenter de le combattre : la vie des enfants doués en serait facilitée, certaines de leurs angoisses se dissiperaient plus aisément.  Leur sommeil même serait peut-être plus rapide à venir s’ils ne se tourmentaient pas en pensant à tout ce qu’ils ont peut-être raté dans la journée, à tout ce qu’ils n’ont pas dit au moment opportun et aux phrases malheureuses qui leur ont échappé et qui leur reviennent à l’esprit maintenant qu’il est bien trop tard pour les rattraper.

Quand les enfants doués revivent leur journée, c’est rarement pour se sentir pleinement satisfaits, il y aura toujours un grain de sable pour en troubler le déroulement.

D’ailleurs une allégresse trop envahissante, l’anticipation, même joyeuse, d’un événement longtemps attendu retardent tout autant l’endormissement.

L’enfant doué possède un esprit d’une richesse insondable, alimentant une imagination d’une prodigalité infinie, il peut élaborer des mondes merveilleux mais il a  aussi déjà conscience de la fragilité de   toute construction. Le rassurer constamment en le guidant sur le chemin de son accomplissement reste une rude tâche, mais elle procure à tous les protagonistes des joies multiples et inégalables.

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