Léa, 32 ans, nous raconte son déni de grossesse... un récit poignant
"Depuis un an ou deux maintenant, je commence à me dire que je pourrais raconter mon histoire, celle de mon déni de grossesse qui est, je crois, davantage l'histoire d'un avortement. Je n'ai jamais pris le temps d'en parler. Pourtant, je n'en ai jamais fait un secret". Ces mots sont ceux de Léa, 32 ans, qui a choisi aujourd'hui de revenir avec nous sur cet épisode de sa vie. Témoignage.
Plus jeune, j'ai toujours trouvé peu réalistes et peu crédibles les déclarations extrêmes des copines ou de ma grande sœur façon "moi, j'aurai jamais d'enfant" ou "moi je sais que j'en aurai trois". J'avais déjà intuitivement intégré que se projeter dans un avenir avec ou sans enfant de manière ferme et définitive devait sans doute conduire à des résultats surprenants, voire à des déconvenues sévères. Il me semblait que pour être heureuse et avoir des enfants heureux, la meilleure chose que j'avais à faire était de prendre la vie comme elle venait.
En 2009, j'ai 21 ans, je suis en premier emploi en Arménie. Les choses qui viennent, justement, c'est l'aventure, la fête, un rythme bouillonnant et un quotidien trépidant. Quelques mois plus tôt, j'ai rencontré un allemand et malgré la distance, nous sommes déjà bien accrochés. Mathias, plus âgé que moi et père de deux adolescents, me raconte petit à petit son histoire, celle d'un homme fidèle et loyal profondément blessé par l'échec de son mariage. J'apprends qu'il a subi une vasectomie. Rassurée sur le plan MST et VIH, je lui fais une confiance aveugle. Dès notre première nuit, quand nous nous revoyons, tout moyen de contraception s'avère superflu.
"De retour en Arménie, mon cycle semble avoir ni queue ni tête"
Au bout de six mois, je vois Mathias en France qui m'annonce qu'il a été opéré pour annuler les effets de la vasectomie. Je n'ai pas vraiment envie de savoir. Il me dit qu'il y pensait depuis un moment et que cela n'a rien à voir avec moi. De toute façon son chirurgien est formel : ayant été sous vasectomie pendant plus de sept ans, il faudra entre un et deux ans pour que tout fonctionne à nouveau. Ou pas. Il est aussi possible qu'il n'ait plus jamais d'enfants, ce qui ne me fait ni chaud ni froid. Je suis bien avec lui mais je ne veux pas qu'il s'imagine des choses que je n'ai pas dites. Je profite de mes derniers jours avec lui avant de repartir pour l'Arménie. Durant ce laps de temps, je tombe enceinte.
Chez moi, je suis de nouveau emportée par le rythme de ma nouvelle vie. Ne prenant plus vraiment la pilule tout en la prenant un peu afin de me sentir libre de "faire ce que je veux avec qui je veux" (même si je ne fais rien), mon cycle semble n'avoir ni queue ni tête.
"J'ai du mal à manger, on me dit qu'il s'agit de brûlure d'estomac"
Je suis mal payée, je saute le repas du midi et le soir j'ai faim et mange beaucoup. Mon appartement est vétuste. Je prends l'habitude, pour avoir chaud j'imagine, de m'endormir sur le ventre. Les semaines passent, je raconte à mes copines que je vieillis et que j'ai besoin de faire du sport : j'ai du mal à contracter les abdos, je suis molle. Je me lève faire pipi la nuit. Au moins douze semaines passent, et moi je reste dans cet "état". J'ai du mal à manger, on me dit qu'il s'agit de brûlures d'estomac. J'ai du mal à boire aussi. Fin mai, je prends un avion pour un entretien d'embauche à Paris.
Le 25 mai, de retour dans mon appartement, je passe mon coup de fil quotidien à Mathias. Je ne sais plus vraiment de quoi on parle, je me plains peut-être de mon poids. Il hésite à me dire quelque chose à ce sujet, je le pousse un peu. Gêné, il dit qu'il a bien remarqué que ma poitrine avait changé, et dans un éclat de rire s'amuse : "Si tu n''avais pas eu tes règles, j'en aurais même déduit que t'étais enceinte !". Je ne trouve pas ça drôle. Je n'ai pas eu de vraies règles depuis longtemps. Je mets fin à la conversation. J'ai un doute affreux. Je suis dans un pays de l'ex-URSS, l'internet est à chier mais l'accès la contraception garanti et la pharmacie ouverte à presque 21h.
"Je ne suis pas surprise quand je vois le résultat positif"
Les minutes qui suivent sont comme dans un film. Je descends acheter deux tests de grossesse avec la plus grosse coupure de billets que je possède de peur de manquer d'argent. Le préposé me tend les deux tests, je file et il me rappelle : j'ai oublié ma monnaie sur le comptoir. A chaque fois que je repense à ce détail, je me demande si je ne l'ai pas inventé tellement il est caricatural : "De panique, elle en oublie sa monnaie".
J'urine sur une bandelette de papier. Je ne suis pas surprise quand je vois le résultat positif puisque la panique est déjà dans tout mon cœur. Je fais le second test dans la foulée. Je suis choquée et incapable de me souvenir de mes règles tout court, si je les ai eues un jour depuis que je suis arrivée, à croire que je n'ai jamais eu mes règles de ma vie. Mathias répond sur skype, je ne dis rien, je pleure et il pleure parce qu'il voit mon visage et qu'il sait déjà qu'il n'aura pas d'autres choix que d'accepter ma décision. Je dis "décision", mais pendant très longtemps, le simple fait que quelqu'un évoque respectueusement ma "décision" me rendait folle de colère : je n'ai rien décidé, je ne décide rien, je subis, je suis victime de ce qu'il m'arrive.
Je cherche frénétiquement sur internet le délai légal d'avortement en France, que je ne connais pas. Douze semaines ? Ce n'est pas possible. J'appelle ma sœur. Elle est enceinte de sept mois de son premier enfant. A ce moment-là, je ne réalise pas, je l'appelle parce qu'avec ses études en médecine, elle va être précise et rationnelle et m'aider à reprendre le contrôle de cette situation cauchemardesque. Sa réaction me glace. Elle me demande d'aller en urgence faire des examens, elle s'inquiète de la santé du fœtus. Je raccroche, sans faire un pli. Pendant ce temps, Mathias a prévenu mes parents. Ma mère m'appelle, mon père est à côté. Ça va aller, ils sont avec moi.
"Je m'endors épuisée, mon esprit le plus loin possible de mon corps parce que je ne veux rien savoir de ce qu'il vit"
J'appelle Ariane, une copine locale, elle ne pose pas de questions, m'organise le rendez-vous médical auprès de son médecin, rendez-vous que ma maman m'a conseillée de prendre pour m'assurer de mes options légales car je ne sais pas de combien de semaines je suis enceinte.
Je m'endors épuisée en tendant mon esprit le plus loin possible de mon corps, parce que je ne veux rien savoir de ce qu'il vit. Au réveil, ça fait mal comme une rupture. Chaque symptôme des dernières semaines me vient en mémoire et me force à réaliser qu'en dessous de ma tête, il y a mon corps.
Le médecin, qui est une femme, m'examine à l'hôpital. L'avortement étant puni de la prison à perpétuité dans le pays, le personnel me rudoie et malgré mes larmes de détresse me traite comme une enfant gâtée. Sans jugement, mais "ma fille, il va bien falloir te faire une raison". Je m'échappe avec mon précieux certificat attestant de 20 semaines de grossesse. Que vais-je faire ? Ariane m'ouvre sa porte. J'aime cette expression depuis ce jour. Elle s'occupera de tout, payer le loyer à ma logeuse, appeler mon patron et raconter une histoire d'opération bénigne mais urgente. Pour la première fois depuis 24h, je me sens calme. Je vais rentrer à Paris. Dans l'avion, j'ai du mal à fermer ma ceinture. Mon ventre commence à exister.
"Le délai légal d'avortement, même en Hollande, est serré, je dois y être le lendemain matin"
A Paris, je suis heureuse de voir Mathias mais j'ai honte de ne pas m'inquiéter de lui, de ce qu'il ressent. Ma mère a pris rendez-vous au planning familial. Deux heures après être sortie de l'avion, je pousse les portes de ce lieu d'écoute. Je suis reconnaissante de la précision des informations que je reçois, je me sens comprise. Je repars après avoir contacté la clinique hollandaise qui va m'avorter. Le délai légal, même en Hollande, est serré, je dois y être le lendemain matin. Chaque détail logistique à régler m'apaise, tout devient concret.
Le personnel médical hollandais est professionnel, m'examine sans m'imposer son et images, mais le fait même que les praticiens soient dans une routine me brise le cœur : ça fait beaucoup de malheureuses obligées de se retrouver là. Une grande auberge espagnole du déni de grossesse !
Nous avons quelques heures à tuer avec Mathias, on marche jusqu'à la mer. On rentre vite de peur d'associer une image visuellement trop forte à ces heures qui ne doivent laisser aucune trace. Aucun geste trop vif, aucune réaction marquée, aucun mot qui puisse compter, je ne veux rien sentir.
"Je suis convaincue d'être en train de me vider de mon sang, mais je n'ai pas la force de regarder entre mes jambes"
Après l'opération, je me réveille sans aucune notion du temps, il fait noir, je me sens au bord de l'évanouissement permanent, je ne peux pas bouger. J'entends des bruits dans le couloir mais je n'arrive pas à attirer l'attention de quelqu'un, j'ai peur de mourir. Je suis convaincue que je me vide de mon sang mais je n'ai pas la force de regarder entre mes jambes pour vérifier. Je me rendors jusqu'à me réveiller cette fois soulagée : il fait jour. Je pleure un peu et remarque que j'ai une voisine. Déjà habillée, elle attend patiemment sur son lit. Je panique à nouveau. Comment ça se fait que moi, je suis incapable de m'imaginer me lever ? On échange quelques mots, elle a déjà 3 enfants, c'était trop. Je n'en reviens pas, même les femmes qui ont déjà été enceintes peuvent ignorer totalement qu'elles le sont ?
"Aujourd'hui, je veux des enfants, mais pas être enceinte"
Après l'avortement commencent de longues semaines à réaliser ce qu'il s'est passé, à combattre une montée de lait que personne n'avait jugé bon de prévenir, des problèmes de dos et des organes qui retrouvent douloureusement leur place. Moi qui n'ai jamais écouté mon corps, je n'ai plus le choix.
Mon couple s'est trouvé éprouvé par cet évènement, mais aussi officialisé. Un drame commun, un choix d'être ensemble. Je me suis toujours souhaité une famille et je m'en souhaite toujours une, seulement, pas maintenant. Et se faire trahir par son corps, par son conjoint peut-être (m'informer de la réversion de sa vasectomie était-ce en fait une manière de me demander mon consentement par rapport à un risque de grossesse ?), ça a été un drame.
Aujourd'hui je m'explique mon déni simplement : peu d'intérêt pour les connaissances de bases en biologie, une solution de contraception incroyablement appréciable et surtout, une grossesse à un million d'années lumières de mes attentes. Il n'y avait rien d'exceptionnel. J'étais seule avec des gens qui ne me connaissaient pas "avant" et n'ayant moi-même aucune raison de me penser enceinte, personne ne l'aurait pensé à ma place. Mais pendant longtemps, j'ai eu peur que cette simplicité me soit reprochée. Un récit aussi dramatique, un acte aussi radical, tout ça parce que "non, en aucun cas" ?
Cette grossesse s'est déroulée "hors-sol" parce que le fait d'avoir un enfant était anachronique. Aujourd'hui j'ai envie d'un enfant mais toujours pas envie d'être enceinte : séquelles de l'événement ou donnée préexistante ?