Le viol : une arme au Pays du sang et du miel

Le film d'Angelina Jolie n'édulcore rien des réalités de cette guerre abominable de 1992 à fin 1995 sur les décombres de l'ex-Yougoslavie, marquée par les opérations de purification ethnique et les viols systématiques. C'est l'avis de Fabrice Virgili, historien et directeur de recherche au CNRS

affiche 250
Affiche du film © Metropolitan Filmexport

Bien qu'il suive les amours complexes et forcément malheureuses d'un couple mixte au cœur du conflit bosnien, "Au pays du sang et du miel" est à mille lieues de la comédie romantique. On y respire la poudre, le souffre, la douleur. Selon des associations locales, environ 20 000 femmes (50 000 selon Angelina Jolie citant diverses organisations internationales comme l'ONU), en majorité des musulmanes, ont été victimes d'abus sexuels. Quelque 100 000 personnes ont été tuées.

"La guerre n'a rien de sentimental: ce film est réellement violent et brutalement honnête", résume l'actrice principale Zana Marjanovic. Elle est à l'écran une jeune peintre, Ajla, jetée dans un camp de femmes gardé par les combattants serbes parmi lesquels elle retrouve Danijel, son flirt d'avant-guerre. Les conflits communautaires n'encouragent pas les amours transversales et le commandant (incarné par Goran Kostic) est déchiré entre la loyauté à sa communauté et son profond malaise face aux ordres donnés par son général de père.

fabrice virgili
Fabrice Virgili, historien et directeur de recherche au CNRS. © FV

Que retenez-vous de ce film ?

Fabrice Virgili : C'est un uppercut, une histoire qui vous renverse. La puissance de l'évocation maintient dans un état de tension particulièrement éprouvant. Enfermées, dans l'incompréhension de leur sort, dans l'incapacité de se protéger, les femmes étouffent. Prêtes au pire, elles suffoquent d'angoisse, écoutent, aux aguets, chaque bruit, chaque pas... Pourtant, la caméra est pudique. Angelina Jolie n'a filmé que ce qui était indispensable. La fiction fonctionne remarquablement... au point d'être difficilement soutenable émotionnellement. Il y a la peur permanente des femmes, la toute puissance des hommes et cet arbitraire absolu : leur liberté de disposer des femmes, de leur ôter la vie où les réduire à des objets. La figure du "violeur" rejoint alors celle du "sniper". Toutes deux deviennent emblématique de ce conflit aux Balkans : un viseur, une gâchette et la possibilité de tirer à tout va...

Comment décririez-vous la relation qui unit les deux personnages principaux ?
Si les héros donnent l'impression de "faire l'amour", il n'y a pas d'affection, de tendresse, de caresses, mais un rapport de force, une menace, une oppression de Danijel sur Ajla. Possessif, jaloux, il a fait d'elle sa prisonnière et ne supporte pas qu'elle lui échappe, qu'elle s'éloigne ou réfléchisse à sa condition. Ajla est captive et ne peut survivre que si elle accepte ce qu'il a décidé pour elle.

Quelle est la particularité du viol en temps de guerre, par rapport au temps de paix ?
Il n'est pas commis dans l'intimité, mais de façon visible, voire collective. La femme "ennemie" devient une cible. La notion de désir est redéfinie. Il n'y a plus de critères de beauté, de séduction. La violence des violeurs s'exerce sur des petites filles, comme sur des personnes âgées. Dans le film, trois vieillardes sont obligées de se déshabiller et de danser nues. D'autres, plus jeunes, sont abusées, humiliées, molestées, rouées de coups, défigurées... Cette atteinte à l'intégrité physique symbolise la volonté de terroriser la nation opposée. La finalité est militaire : prendre le pouvoir sur le camp adverse.

Quelles sont les séquelles de ces viols ?
Une double peine pour les femmes : elles sont marquées sur leur corps et risquent le rejet de leur communauté. Un sentiment de honte émerge car il y a toujours cette suspicion masculine selon laquelle la victime "l'a cherché" et ce, même si elle a lutté physiquement. A la blessure physique, physiologique, psychique, s'ajoute la difficulté d'un "après" : l'impossibilité de se marier, et parfois la confrontation a un enfant issu de l'horreur, pour celles qui sont tombées enceintes de leur violeur.

Et qu'en est-il des hommes qui commettent ces crimes ?
Dans certains conflits les auteurs d'exactions sont jugés ou fusillés. Ici, les soldats sont encouragés par les officiers. Ils évoluent dans une totale impunité. Tout ce qui a trait à la culpabilité est du côté des femmes. Dans le cas emblématique de Sarajevo, la viol a pris une proportion considérable : il est devenu une arme.

viol payot
Viols en temps de guerre ©  Payot


Vous avez co-dirigé un ouvrage intitulé "Viols en temps de guerre". Pourquoi ce sujet délicat, certains diraient "racoleur" ?
L'enlèvement des Sabines a construit le mythe du viol : l'idée que les femmes font partie du butin, du repos du guerrier. Pourtant, cette image d'un assouvissement de la pulsion sexuelle masculine ne permet pas de comprendre l'acte. Dans le livre, 25 auteurs se penchent sur la complexité et l'ampleur des viols en temps de guerre, présentent la diversité des situations, le poids des imaginaires, les conséquences sociales et politiques, mais aussi intimes et émotionnelles... sans voyeurisme ! Ce n'est pas dans la nature universelle des hommes de violer. Et surtout, les viols ne sont pas autorisés en temps de guerre. Certes, l'interdit "tu ne tueras point ton prochain" est levé. Il est même du devoir du soldat de tuer son rival, mais contrairement au meurtre, l'agression sexuelle reste illégitime. Le viol en temps de guerre n'est pas une fatalité.
 

 

 Lire aussi :

 Découvrir la bande-annonce

 Regarder la fiche du film