Antoine Barraud, réalisateur de MADELEINE COLLINS : "Le mensonge est un moyen de crier son envie de liberté"

"Madeleine Collins", au cinéma le 22 décembre, est un film déroutant, porté par une actrice saisissante. En mettant en scène Virginie Efira dans un drame psychologique qui emprunte au thriller, Antoine Barraud réalise un tour de force scénaristique. Entrevue avec un cinéaste habile.

Antoine Barraud, réalisateur de MADELEINE COLLINS : "Le mensonge est un moyen de crier son envie de liberté"
© KUHN CHRISTOPHER/SIPA

Antoine Barraud a écrit et réalisé Madeleine Collins, en salles le 22 décembre. Dans ce film à suspense, Virginie Efira devient Judith et mène une double vie entre la France et la Suisse. Elle est mariée à Melvil (Bruno Salomone), un chef d'orchestre réputé, avec qui elle a deux adolescents. Quand elle s'absente pour le travail, elle retrouve en réalité Abdel (Quim Gutiérrez) et Ninon, 4 ans, dans leur maison en Suisse. Cette femme d'apparence si stable va peu à peu vaciller et entraîner dans sa chute le spectateur, happé par la conviction qu'elle dissimule d'autres secrets.
Derrière ce labyrinthe captivant se cache Antoine Barraud, cinéaste touche-à-tout, réalisateur de Les Gouffres, avec notamment Mathieu Amalric, et Le Dos rouge, avec Bertrand Bonello et Jeanne Balibar. Après ces films emprunts de fantastique, celui qui se revendique comme un éclectique a imaginé un drame psychologique. Pas étonnant pour ce curieux, depuis toujours fasciné par les ressorts magiques du 7e art. "Etre cinéaste, c'est aimer tout, aimer qu'on vous montre 50 paires de chaussures, aimer que le mixeur vous propose d'augmenter le bruit de la mouche, aimer que l'étalonneur veuille monter les roses, aimer le casting, le repérage, etc.", nous explique-t-il. Interview d'un ogre d'histoires.

Quel est le point de départ de Madeleine Collins ?
Antoine Barraud : 
J'ai eu un flash visuel très simple d'une femme en mouvement. Je la voyais aller d'un point à l'autre, dans un train. Mes films partent souvent d'une image mentale furtive que j'agrandis ensuite. Est-ce violent, doux, rapide, lent ? Est-il question d'un homme ou d'une femme ? En dézoomant, ses va-et-vient son devenus des allers-retours d'une famille à une autre, engendrant des mensonges. C'est ainsi que j'ai tiré le fil.

Virginie Efira dans "Madeleine Collins" © UFO / Paname Distribution

Les femmes avec une double vie sont rares à l'écran. Qu'est-ce qui vous a plu dans l'idée de mettre en scène cette histoire ?
Antoine Barraud : Il y a eu Attention, une femme peut en cacher une autre, une comédie avec Miou-Miou dans les années 80 et c'est à peu près tout. Tout était à faire. C'était très excitant de se positionner dans le contrechamp de quelque chose qu'on voit en permanence : la double vie des hommes. La grossesse éventuelle est le premier obstacle dans le développement de ce genre d'histoires. Peut-être d'autres avant moi s'y sont risqués puis ont abandonné (rires) ? Je me suis servi de cette difficulté pour aller voir ce qui se passait derrière.

Quel a été l'aspect le plus difficile de ce projet ?
Antoine Barraud : L'impulsion d'écriture que j'ai eue était tellement forte que le plus difficile était de me limiter. En travaillant pendant des années ce scénario basé sur la révélation au fur et à mesure, j'ai très vite perdu l'objectivité nécessaire. Je ne parvenais plus à voir ce que l'on comprenait et à quel moment, alors j'ai dû recréer cette prise de recul. J'arrêtais parfois le scénario quelques mois, ou je l'imprimais pour le voir autrement. J'ai fini par prendre une consultante sur le scénario : Elena Kolt, que j'aime beaucoup. Je suis arrivé au principe très simple d'une scène, une information. Cela m'a permis de ne pas faire un film assommant devant lequel on a envie de jeter l'éponge, mais un long-métrage palpitant je l'espère. J'aime que le corps, la tête et l'implication du spectateur fassent partie du film.

Qui est Judith ?
Antoine Barraud
 : C'est une femme avec une double vie entre la France et la Suisse. D'un côté, elle a un mari chef d'orchestre, elle évolue dans un milieu un peu bourgeois avec deux enfants adolescents. En Suisse, elle vit avec un homme un peu plus jeune et une fille de 4 ans, dans un milieu plus populaire. Elle essaie de jongler avec ses mensonges, devenus au fil des ans une architecture ultra-complexe et très stressante pour elle. Un gouffre identitaire s'ouvre sous ses pieds et elle décide de le confronter. A ses propres dépends et à ceux des autres...

C'est un film sur les faux-semblants et la tromperie...
Antoine Barraud : Je ne sais pas si c'est un film qui défend le mensonge. Des gens le trouveront sûrement immoral, terrible. Sans dire que c'est formidable, le mensonge est un moyen de crier son envie de liberté, bien que ce ne soit pas le plus glorieux, ni le plus efficace ou le plus sûr pour l'entourage. C'est une expression du désir de vie, d'intensité, d'existence au-delà de la façade. Dans le cas de Judith, mentir c'est dire "comme on ne m'a jamais laissée être quelqu'un, je vais explorer".

"Virginie Efira dégage ce truc extraordinaire : on l'aime"

En quoi représente-t-elle la figure du monstre à vos yeux ?
Antoine Barraud
 : J'ai beaucoup de sympathie pour la monstruosité, que je traite depuis mon premier court-métrage, lui-même intitulé Monstre. J'adore le cinéma fantastique et sa mythologie, ses bestiaires, son imaginaire. Les montres sont souvent bouleversants, même des King Kong ou Frankenstein. C'est magnifique quand on se rend compte qu'ils sont victimes de leur trop grande force ou de leur apparence. Le monstre évoque la différence. Madeleine Collins est mon premier film sans fantastique. Cela me terrorisait parce que j'ai beaucoup de mal avec la réalité au cinéma. Je n'avais jamais filmé le pavillon de banlieue, la vie de famille. Alors je me suis protégé en me disant que Judith était une femme à 5 têtes, une hydre.

Pourquoi Virginie Efira était-elle parfaite pour ce rôle ?
Antoine Barraud : Virginie dégage ce truc extraordinaire : on l'aime. Dans Kramer contre Kramer, qui m'a beaucoup influencé, on voit pour la première fois dans un film grand public un personnage extrêmement complexe de mère qui abandonne son enfant. C'est Meryl Streep qui fait qu'on ne la lâche jamais, même quand elle est odieuse. On continue à l'aimer. Une actrice plus tourmentée aurait finie condamnée, on ce serait dit "c'est une folle". Je savais que Virginie amènerait la même chose à Madeleine Collins. Elle était suffisamment solaire pour irradier tout le film, jusque dans ses décisions les plus retorses et perverses.

Comment était-elle sur le tournage ?
Antoine Barraud : Dès la première rencontre, j'ai vu que Virginie comprenait très justement Judith. Je savais qu'elle n'irait pas dans le spectaculaire. Le mensonge, c'est l'exact inverse, c'est dire absolument n'importe quoi avec la même voix. J'ai eu très peu de choses à rajouter. Elle a travaillé avec un coach, ce qui lui permettait de ne jamais être perdue ou en recherche d'intensité. Je crois qu'elle aurait aimé faire plus de prises, parce qu'elle aime chercher, mais je ne fonctionne pas comme ça. Je mise à 80% sur le casting. On peut ne pas aimer mon film, mais je ne pense pas qu'on puisse trouver Virginie mauvaise dans le rôle.

Virginie Efira et Bruno Salomone dans "Madeleine Collins" © UFO / Paname Distribution

Bruno Salomone incarne son époux. Comment avez-vous pensé à lui ?
Antoine Barraud : Certains s'étonnent de voir Bruno Salomone dans mon cinéma. Je l'ai rencontré sur un film d'animation que j'ai écrit. C'est un très grand acteur, touchant, juste, qui amenait exactement ce que je voulais pour Melvil. Voir Bruno Salomone et Nadav Lapid dans le même film peut amener à s'interroger, mais ce sont les bonnes personnes dans le bon rôle à mes yeux. Le cinéaste que je suis est le même que le spectateur. Je peux tout à fait enchaîner le dernier Pixar avec Memoria d'Apichatpong Weerasethakul. Pour mes choix d'acteurs et d'actrices, c'est pareil. Je suis hyper geek, je me fais des listes de personnes à garder dans un coin de ma tête. 

Jacqueline Bisset joue la mère de Judith. Comment cela s'est-il fait ?
Antoine Barraud : J'ai évoqué son nom sans vraiment y croire et d'un coup, j'étais dans le hall d'un hôtel à boire un thé avec elle, essayant de ne pas me décomposer (rires). Je l'adore et jamais de la vie je n'aurais pu penser qu'elle jouerait dans un de mes films. C'était magnifique. C'est une actrice sauvage et libre derrière sa beauté spectaculaire. Elle est beaucoup plus curieuse, complexe, gourmande que son physique ne le laisse imaginer. C'était presque frustrant. J'aurais aimé faire 50 scènes avec elle, peut-être en anglais, où j'ai senti qu'elle avait encore plus de choses à proposer.

Deux cinéastes se sont glissés dans votre casting : Valérie Donzelli et l'Israélien Nadav Lapid. Qu'est-ce qui vous plaît dans le fait de filmer des réalisateurs ?
Antoine Barraud : J'ai fini par le conscientiser après avoir fait tourner Bertrand Bonello et Barbet Schroeder dans mes précédents films. Je crois que c'est dû à deux choses. La première, c'est que je n'ai pas voulu étudier le cinéma. Mon école a été les réalisateurs et réalisatrices derrière les films que j'apprécie. J'aime admirer les autres, cela ne me diminue pas. J'essaie même de faire quelque chose de cette admiration : les connaître, les inviter dans mes films, devenir amis... L'autre raison, c'est que les cinéastes regardent, mais on ne tourne jamais la caméra vers eux. Quand cela arrive, il se passe immédiatement quelque chose d'émouvant. Ils n'ont pas l'habitude, mais ils ont déjà ce rapport à l'image. Et puis ce sont souvent de très bons comédiens puisqu'ils sont eux-mêmes directeurs d'acteurs. Je n'ai jamais été déçu !