Comment Ira Sachs a fait d'Isabelle Huppert une superbe FRANKIE

Le 28 août, le cinéaste américain Ira Sachs sera à l'honneur en France avec la sortie de son nouvel opus, "Frankie", dans lequel Isabelle Huppert campe une actrice malade. Il nous éclaire sur cette oeuvre chorale touchante et épurée.

Comment Ira Sachs a fait d'Isabelle Huppert une superbe FRANKIE
© David Fisher/REX/SIPA

Ira Sachs, 53 ans, filme ses personnages comme un sociologue les étudierait. D'ailleurs, sa mère l'est. Justement : quand on évoque cette profession, il sourit malicieusement. Depuis ses débuts avec The Delta, ce natif de Memphis, qui parle d'une voix douce et passionnée, a toujours dépeint des héros sans artifice. Des femmes et des hommes touchants car directement accessibles. Il n'y a qu'à se pencher sur son dernier film en date, le magnifique et si humain Brooklyn Village, lauréat du Grand Prix à Deauville en 2016, dans lequel il brode une histoire d'amitié bouleversante entre deux adolescents dont les familles s'affrontent. L'objet du quiproquo ? Des soucis immobiliers. Cette année, l'intéressé dirige Isabelle Huppert dans Frankie, lequel a été présenté en mai dernier en compétition au Festival de Cannes. Elle y incarne une actrice gravement malade qui réunit ses proches à Sintra, au Portugal, pour un ultime tour de piste existentiel. Pour le Journal des Femmes, Ira Sachs revient sur trois aspects de ce beau projet.  

"FRANKIE // VOST"

Frankie : Une réunion de famille au Portugal

"C'est en découvrant il y a vingt ans Kanchenjungha (1962) de Satyajit Ray, qui relatait les vacances d'une famille indienne en Himalaya, que j'ai eu envie de réaliser quelque chose autour d'une réunion familiale. Profondément ému par sa trame et sa structure, je suis resté en conversation avec ce film pendant longtemps. Les réunions familiales, c'est comme être sur un plateau de tournage. Ce sont des moments fascinants et plein de drames qu'on ne remarque pas vraiment.

En tant que cinéaste, j'essaye toujours de relever ce que les autres ne voient pas forcément. Frankie s'attache à des personnages qui, dans un contexte géographique différent, se mettent à mieux se regarder. C'est aussi ça la vertu des voyages ! J'aime le défi du film choral : c'est plus dur à mener. Je n'en referai certainement plus. C'était comme un exercice pour moi. Je me suis en tout cas directement senti à l'aise au Portugal, même si je quittais mon New York habituel.

J'ai visité Sintra à 14 ans et j'y ai écrit un journal intime. En remettant les pieds sur place, j'ai su que ça serait le bon endroit. Les repérages s'apparentaient à une chasse aux trésors. Je voyais le potentiel de chaque site. Sintra et Isabelle sont les acteurs principaux et finissent par fusionner."

Isabelle Huppert dans Franckie, une version brute

"Isabelle Huppert m'a initialement contactée après avoir découvert mon film Love is Strange, qu'elle a aimé. Elle peut paraître intimidante mais c'est l'une des personnes les plus intéressantes que vous pourrez rencontrer. L'une des moins exigeantes, aussi. Elle a une espèce de ligne de confiance incroyable qui retient l'attention. C'était super de bosser avec elle et de toujours mieux la connaître. Elle et moi aimons le cinéma du moment présent. Je ne savais pas qu'elle était aussi passionnée par toutes les formes d'art et à quel point cette passion se transforme puissamment en curiosité. Elle a faim d'inspiration. Nous avons écrit le rôle pour elle. Celui d'une actrice. J'ai voulu qu'elle soit le plus elle-même possible, qu'elle n'ait pas à trop se transformer. Je l'ai encouragée à aller dans ce sens. Parfois, quand on est la star d'un projet, on est persuadée d'avoir une tâche à accomplir. Moi, je lui ai dit : 'Ne fais rien' et elle a compris de quoi il en retournait. Je voulais qu'elle écoute et qu'elle soit. Tout simplement. Elle est extrêmement naturaliste et elle aime construire, bâtir… Dans Frankie, c'est ça : elle est actrice et conteuse. N'oublions pas par ailleurs qu'elle est au centre d'autres personnages et d'histoires qui donnent plusieurs textures à l'ensemble. Ce n'est pas un film réaliste mais théâtral dans sa structure et artificiel par choix."

La mort : actrice invisible de Frankie

"J'étais proche de la cinéaste expérimentale lesbienne Barbara Hammer. Quand elle est morte, il y a eu une cérémonie en sa mémoire. Là, 6 personnes ont pris la parole. Et chacune était en collaboration artistique active avec elle. Elle était morte et ils parlaient d'elle comme si elle était dans la pièce. Elle était aussi vivante que ça ! Elle a vraiment été proactive jusqu'à la dernière seconde. Tant qu'il n'y avait pas de mort, il y avait la vie. C'est sûrement pour ça que le film n'est jamais larmoyant. D'ordinaire, le cinéma a beaucoup d'influence sur moi mais Frankie a clairement été façonné par le réel.

Dans ma carrière, il y a eu un avant et après Keep the Lights On. Après ce film, j'ai arrêté de parler de l'impossibilité de l'intimité pour évoquer la mort, qui sera aussi le sujet de mon prochain long-métrage. Je sens que certaines thématiques sont devenues inévitables à ce moment de ma vie. J'y pense : le réalisateur japonais Yasujirō Ozu m'impressionne par sa manière honnête d'affronter la mort et de la figurer comme si elle faisait partie de la vie."