"Le film privilégie l'action à la psychologie des personnages" "Les décors étaient si étranges que c'était facile de ressentir la paranoïa du personnage"

des décors inquiétants
Des décors inquiétants © Patrick Muller
On s'identifie d'emblée au personnage de Michaël Youn qui devient vite soupçonneux vis-à-vis de ceux qui l'entourent. Comment avez-vous travaillé la mise en scène et la direction d'acteurs pour que les spectateurs ressentent cela ?
Jérôme Cornuau : Ma préoccupation était effectivement de raconter l'histoire du point de vue du personnage de Michaël Youn. J'ai donc opté dès le début pour une caméra qui se plaçait dans la nuque de mon personnage, un peu derrière, proche d'une caméra subjective. Je voulais aussi montrer la situation dans laquelle il se retrouvait, lui, à la fin du film : une situation passive. Se trouver derrière lui dès la première séquence, qui est une séquence a priori tout à fait anecdotique et quotidienne d'un pique-nique, permettait également de mettre déjà le spectateur dans une situation pas naturelle, ambigüe. Pourquoi on ne voit pas le visage de l'homme ? De plus, comme Michaël Youn est dans un contre-emploi, bien évidemment cela va faire partie des éléments marketing du film. Alors je me suis dit qu'il ne fallait pas que ce soit une attente. J'ai donc reculé le plus possible le moment où on voyait Michaël Youn de face pour que le spectateur soit davantage avec le personnage qu'avec l'acteur.
Pour construire cette paranoïa qui s'installe envers les autres personnages, j'ai fait en sorte que certains d'entre eux parlent sur la même tonalité. On a fait des lectures ensemble où je leur ai tous demandé de parler sur le même rythme, de dire les mêmes mots. Les gens qui s'adressent à Michaël sont tous différents, mais parlent de la même façon. Ainsi, il y a un petit truc qui gêne, qui n'est pas perceptible, mais qui globalement participe d'un mal être un peu paranoïaque. Est-ce qu'on a bien entendu ou bien vu ? Après on pousse sur certains éléments pour que les spectateurs se posent des questions.
Michaël Youn : Jérôme est un réalisateur très calme, très tendre, très posé. Il campe des ambiances assez studieuses. On a tourné dans le port de Zeebruges, dans les landes écossaises, sur un ferry qui allait entre la Hollande et Hull en Angleterre... Des endroits tellement étranges. On est passé dans des champs d'éoliennes en pleine mer du Nord ! Grâce à cet aspect-là, mélangé à son côté studieux et calme, il suffit qu'il te dise : "Et là, on te regarde", pour que tu les vois les regards. Il a tout fait pour me mettre dans des ambiances super angoissantes. Dans le bateau, il faisait clignoter les lumières. C'était pareil dans l'hôtel. Celui dans lequel on a tourné la fin du film ressemble en plus petit à l'hôtel de Shining. Il est tellement angoissant que, lorsque tu rentres dedans, tu as l'impression que les gens vont te manger. Il n'y avait donc pas besoin de beaucoup en faire pour se sentir paranoïaque dans ces endroits-là. Concernant le travail avec les autres acteurs, Fanny Valette, je suis censé ne jamais la comprendre, donc on communiquait peu, histoire de préserver nos bulles. On ne s'est pas trop mélangé.

L'esthétisme du film contribue efficacement à cette ambiance angoissante et n'est pas sans rappeler The Ghost Writer de Polanski avec sa brume persistante. Quelles ont été vos principales sources d'inspiration ?
Jérôme Cornuau :
Je cherchais à créer un univers à la fois réaliste et stylisé, plutôt froid et sauvage, donc j'ai fait de longs repérages. Effectivement, The Ghost Writer était un des films où je trouve que Polanski avait créé un univers très spécifique et qui contribuait à nous mettre dans une ambiance très forte. Il y avait aussi Le Guerrier silencieux de Nicolas Winding Refn, qui a une façon de filmer les extérieurs très particulière, et certains films de Tarkovski, comme Stalker, qui me plaisait beaucoup dans son côté graphique, visuel. Ces films m'ont servi de références. Après on les oublie, ça devient une partie de nous et on part vers autre chose. J'ai également fait un très long travail de repérage. C'est une co-production France-Belgique-Luxembourg, ce qui implique des nécessités de tourner en Belgique et au Luxembourg, mais l'histoire est écrite sur une île écossaise. On avait peu d'argent, donc je suis parti en équipe réduite en Ecosse et j'ai fait une semaine entière ainsi avec 8-10 personnes. Cela nous a permis à la fois de créer une ambiance entre les comédiens, notamment pour que la petite fille s'habitue à une structure légère, et de sillonner l'Ecosse, donc de rendre l'île crédible. Après on est reparti en Belgique, au Luxembourg, en Hollande... Un peu partout pour finir le film.

Le choix des décors participe également à cette atmosphère particulière. Quels ont été vos critères de sélection ?
Jérôme Cornuau :
J'ai sillonné tout le Luxembourg pour trouver un hôtel avec une touche de suranné et en même temps d'étrangeté. Je l'ai trouvé au fin fond d'une forêt. Après, on a cherché un ferry allant dans une île écossaise qui ne soit pas trop gros. J'ai finalement tourné dans trois ferries différents, mais je ne pense pas que ça se sente. Comme j'ai eu du temps entre le moment où le film a été financé et le moment où on a tourné - pour des raisons de liberté de comédiens -, j'ai pu faire une longue préparation seul. Tous les décors sont choisis très précisément. Je me suis dit qu'un bon moyen de créer l'effet que je voulais d'intériorité des personnages, de subjectivité, était de filmer les décors d'abord vides, puis ensuite avec des gens. J'ai aussi systématiquement fait des travellings avant. Le personnage de Michaël Youn est toujours dans un mouvement d'avancée et de travail sur lui-même, donc j'ai visuellement exprimé cela à travers ces décors vides. Au début, cela donne une impression bizarre, on ne comprend pas bien ce que c'est, mais c'est expliqué à la fin. En fait, c'est lui qui rentre à chaque fois dans un nouvel univers, puis il y a un cut et on découvre les décors habités par des personnages, sans expliquer quoi que ce soit.

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