Delphine Horvilleur : "La question des femmes dans les religions est celle de l'altérité"

Femme rabbin, écrivaine, philosophe, Officier de l'ordre des Arts et des Lettres, Delphine Horvilleur, 45 ans, se distingue notamment par le regard qu'elle porte sur le monde. Membre du jury du 46e Festival de Deauville, elle s'est confiée au Journal des Femmes, tout en sourire et en sensibilité.

Delphine Horvilleur : "La question des femmes dans les religions est celle de l'altérité"
© Jacques BENAROCH/SIPA

Est-ce la première fois que vous figurez dans un jury de festival de cinéma ?
Delphine Horvilleur :
Oui ! J'ai été surprise, ravie et émue de recevoir cette invitation. Ce n'est pas la première fois que le Festival de Deauville fait des choix osés et originaux en conviant dans son jury des personnalités extérieures au milieu cinématographique. J'adore le cinéma et je crois beaucoup à la force des histoires, dont on en a encore plus besoin en période de crise… Ce besoin de les raconter, de les entendre, de les penser... Et voir, in fine, comment nous pouvons nous relier les uns les autres par la force du narratif. 

En tant que rabbin, prêtre ou imam, a-t-on forcément un rapport différent aux histoires ? 
Delphine Horvilleur :
Quand on est dans une fonction où le texte est vécu comme sacré, on est obligé.e de se poser la question de la puissance du récit. Nos traditions religieuses -comme l'étymologie du mot l'indique- cherchent à nous relier aux générations passées, futures, à nous réunir dans l'espace et le temps. Elles ne disent pas toutes la même chose, se construisant sur des récits extrêmement différents. La tradition juive s'articule sur un moment central qui est la sortie d'Egypte ; en l'occurrence, cette possibilité de se libérer, de s'émanciper. Schématiquement, dans la chrétienté, on a un récit de résurrection, de rédemption, de retour à la vie.
Dans l'Islam, il y a cette idée de se mettre en route -avec l'Hégire-, de changer de lieu, de devenir. Les héros des textes sacrés et ce qu'on fait en position de leadership dans le monde religieux, c'est de raconter à quel point ces histoires ne parlent pas du passé mais continuent d'être pertinentes pour les nouvelles générations. A condition, bien sûr, de savoir les relire, les réinterpréter. J'y crois beaucoup et j'enseigne ça de plein de manières depuis des années. J'adore les moments où cela rentre en contact avec la poésie, la littérature, le théâtre, et bien sûr, le cinéma, qui place le récit et le texte en son centre. Toutes ces disciplines disent, qu'avec une histoire, on peut changer le monde pour le meilleur comme pour le pire. Parce qu'il y a aussi des histoires qui font mourir. On se tient ici, à Deauville, précisément au moment où les procès des attentats de janvier 2015 se sont ouverts à Paris. Je ne peux pas m'empêcher de penser aux histoires qui ont poussé les assassins à tuer. On leur en a raconté ; pas pour vivre mais pour tuer et mourir.

"Oui, le cinéma est une religion"

Trouvez-vous dans le Cinéma des récits qui vous transcendent davantage que ceux d'un livre sacré ? 
Delphine Horvilleur :
Bien souvent, on a l'impression que les récits de nos textes religieux ne racontent pas la réalité. Des gens se demandent: "Est-ce que Moïse a vraiment pu ouvrir la mer en deux ?", "Est-ce qu'une femme vierge peut avoir un fils ?"… Questionner leur réalité ne pose aucun problème. Là où les choses sont intéressantes, c'est quand on arrive à distinguer réalité et vérité. Ce n'est pas la même chose. Vous pouvez considérer que ces textes ne sont pas réels mais la question qu'il faut aborder est la suivante : quelle vérité essaient-ils d'énoncer ? Comment, éventuellement -et pas toujours-, permettent-ils à certaines personnes d'approcher de la vérité sans nécessairement aborder la réalité ? Dans un film, on peut avoir une chose irréelle ou peu crédible, une scène qui prend des directions folles ou déconnectées de la réalité… Qu'il s'agisse de loups-garous, de fantômes ou de magie, on a pourtant envie d'y croire. Et, souvent, même quand ils ne disent pas la réalité, ils peuvent énoncer des vérités qui nous touchent.

La religion serait donc l'endroit où l'on a envie de croire ? Cela fait-il du 7e Art une croyance dont la salle obscure serait le temple ? Après tout, le mot "religieux" vient de la racine latine religare, qui veut dire relier… C'est ce que fait le cinéma aussi...
Delphine Horvilleur :
Oui, d'une certaine manière. D'ailleurs, les rituels du cinéma sont hyper intéressants. Le moment où la lumière s'éteint, c'est comme les trois coups au théâtre ou le début d'un office religieux. On sait qu'on est encore dans ce monde mais plus tout à fait, qu'on est là et ailleurs. Il y a une chorégraphie, un rite qui vous permettent d'accéder à une transcendance particulière. Comme vous l'avez dit, si on considère que le mot religion vient de la racine religare, alors oui, le cinéma en est une. C'est un art qui nous amène vers un moment extraordinaire. Après un tel confinement, c'est d'ailleurs magique d'être ensemble, en communion autour de l'écran. 

Y a-t-il beaucoup de femmes rabbins en France ?
Delphine Horvilleur :
Non, pour l'instant, nous sommes quatre. La France est un pays où les voix religieuses sont assez conservatrices. Il y a pourtant beaucoup de femmes rabbins aux Etats-Unis…

Dans la série Six Feet Under, il y en a une !
Delphine Horvilleur :
Mais oui ! (grand sourire) J'en ai parlé à un co-juré la dernière fois. Cette série, que j'adore, a eu pour moi un grand effet en introduisant une femme rabbin dans son histoire. En voyant ça, je me suis dit : "Tiens, c'est le signe qu'on est passé à une normativité particulière." Les Américains ont eu de l'avance, comme dans les années 90 où, tout à coup, on a vu surgir dans les séries des familles homoparentales. Ce que la culture populaire et les séries US viennent raconter, c'est où on en est vraiment dans la société, quelles portes se sont ouvertes. En France, on est plus conservateurs. On n'est pas habitués à entendre des voix religieuses progressistes. Peut-être parce qu'on est un pays très laïc et qu'on considère, de façon un peu caricaturale, que la religion s'exprime toujours sur les sujets de société -comme le féminin, l'homosexualité- par des voix ultra conservatrices.

Vos coreligionnaires ont-ils eu du mal à accueillir vos prises de position sociétales, notamment autour du féminisme ?
Delphine Horvilleur :
Je dirais que ça dépend… Ceux qui viennent à la synagogue où j'officie n'ont pas de problème avec ça, autrement ils seraient allés ailleurs. On est dans quelque chose de totalement égalitaire ; les hommes et les femmes y sont traités de la même manière. Il y a au sein du monde juif, comme dans toutes les autres religions, des voix conservatrices pour qui l'idée qu'une femme soit en position de leadership religieux constitue un sujet de résistance. Ce n'est pas surprenant parce que la question des femmes dans les religions est celle de l'altérité. Si vous ne faites pas de place aux femmes, ça raconte aussi votre incapacité à faire de la place à d'autres. Depuis quelques années dans mon rabbinat, j'ai, à titre personnel, gagné en liberté d'action. Je ne peux pas me plaindre.  

Comment réagissez-vous quand un.e cinéaste remet en question, critique ou rejette la religion ? Je pense notamment à des films israéliens comme Tu n'aimeras point de Haim Tabakman, My Father, My Lord de David Volach ou la trilogie de Shlomi et de sa regrettée soeur Ronit Elkabetz…
Delphine Horvilleur :
Je suis une très grande fan des films de Ronit Elkabetz. Elle était un personnage intéressant, c'était une femme qui venait d'une famille très traditionaliste. Elle-même était, je crois, inscrite dans un judaïsme assez traditionnel. Pour autant, elle avait cette capacité de critiquer le système dans son dogmatisme, dans ce que peuvent être ses dérives, dans la façon de traiter les femmes… Je pense que c'est extrêmement important de le faire. La santé d'une pensée religieuse, c'est d'être capable d'interroger ses rigidités et la violence qui en découle parfois au nom d'un système de conservation politique.

"Je n'ai aucun problème avec le blasphème"

Jusqu'où peut-on interroger la religion ?
Delphine Horvilleur :
Je ne vois pas où seraient les limites. Je n'ai aucun problème avec le blasphème. Selon moi, un grand Dieu est un Dieu qu'on peut moquer. S'imaginer que la religion est profanée par des dessins, par des blagues, par des films est quelque chose qu'il m'est difficile de concevoir. On peut critiquer toutes les croyances. La question, c'est de savoir comment on protège les gens. 

Vous est-il déjà arrivé de reconsidérer ou désacraliser un extrait de texte sacré ?
Delphine Horvilleur :
Si vous me demandez, avec des versets, de vous démontrer que la Bible méprise les étrangers, je peux le faire. Je peux aussi, tout aussi facilement, vous dire pourquoi elle invite à les accueillir. Je peux vous démontrer que nos textes sont misogynes ou qu'ils sont, au contraire, féministes, ou en tout cas, progressistes sur la question des femmes. Le texte peut être utilisé et manipulé avec n'importe quel projet politique. Si vous voulez renforcer votre idéologie ou votre agenda politique, c'est très facile. Je ne sais pas vraiment ce que veut dire profaner un texte. C'est peut-être de ne plus lui faire dire qu'une seule chose, ce que font certains fondamentalistes. En réalité, il y a plein de messages dans le Coran, la Bible et les Evangiles. La question est de savoir lequel on va retenir et dans quel but. Réduire leur sens pour n'en faire que des outils de violence contre l'autre est une profanation.

Qu'avez-vous appris de précieux durant votre rabbinat ?
Delphine Horvilleur :
Que ceux qui veulent séparer le monde en deux camps -les croyants et les non-croyants- n'ont rien compris. Le monde ne se répartit pas de la sorte. Il y a des gens qui sont prêts à faire de la place aux autres et ceux qui ne le sont pas. Tout ça n'a rien à voir avec une croyance religieuse. Je connais des personnes se définissant comme puissamment athées qui ne font pas de place à une altérité, une pluralité. Et des personnes que je définirais comme religieuses et prêtes à envisager un pluralisme. La promesse de la laïcité -un mot qu'on peine tellement à définir-, c'est de garantir qu'il y ait de la place dans notre monde pour une autre croyance que la nôtre, laquelle n'est pas censée saturer tout l'espace. Cette promesse républicaine et laïque est sacrée. Elle n'est pas simple à défendre. Souvent, on s'imagine en France que le propre de la pensée religieuse est de n'avoir de place pour personne d'autre qu'elle-même, de ne pas construire de monde. On en revient à votre première question… Etre dans un festival de cinéma, c'est finalement réfléchir à comment trouver de la place pour d'autres récits et comment les films entrent en dialogue avec ma pensée religieuse.