Violences psychologiques : Sabrina a souffert 10 ans dans son couple

Sabrina a 34 ans. Victime de maltraitance psychologique au sein de son couple, elle revient sur dix ans de vie, dix ans d'enfer. Un témoignage poignant qui s'inscrit dans le combat contre les violences faites aux femmes, qu'elles soient physiques ou invisibles.

Violences psychologiques : Sabrina a souffert 10 ans dans son couple
© 123RF

Qui dit violences conjugales ne dit pas toujours violences physiques. Les violences psychologiques font partie de cette triste réalité. Pas toujours simples à déceler, elles s'infiltrent insidieusement. Elles sont des mots de trop, des mots qui dévalorisent, étouffent, enferment. Elles amènent la victime à croire ce qu'elle entend jusqu'à douter : je suis faible, nulle, incapable, il a raison. Raison de me maltraiter. Le cercle est vicieux, pervers, impalpable, car le partenaire sait changer de visage, se montrer bienveillant, jusqu'à générer un sentiment de culpabilité et de dépendance chez sa compagne. Difficile de voir ce qu'il se passe, de dégager le filtre de devant ses yeux, d'admettre que nous sommes meurtries, et que le corps a beau rester vierge de coups, c'est une personne entière qui souffre. Bleutée dans l'âme, Sabrina, 34 ans, partage avec nous dix ans de vie. Dix ans d'œillères, dix ans de filtres et de souffrance invisible. Et ce jour où, soudainement déterminée à sauver sa peau et sa tête, elle a fait ses valises et démarré une nouvelle vie.

"On se dispute souvent mais j'imagine que c'est pareil pour tout le monde"

J'ai vingt ans quand je rencontre Stéphane. Il a sept ans de plus que moi. Je suis jeune, je suis en stage, on se croise sur mon lieu de travail. Très rapidement, notre histoire démarre. Aucun nuage gris à l'horizon, le chemin que nous empruntons est classique, ordinaire. C'est joli. Je tombe amoureuse et il est mon premier amour, le vrai de vrai, l'impossible oubli, sans imaginer une seconde qu'il deviendra indélébile pour les mauvaises raisons. 

Toujours étant qu'au départ, notre relation se déroule à merveille. Les premières années sont joyeuses. Je m'installe chez lui, dans son studio, puis nous prenons un appartement commun des mois plus tard. Néanmoins, on se dispute beaucoup. C'est assez récurrent, ce ton qui monte, ces désaccords. Mais je ne m'en fais pas. Son caractère est bien trempé, je suis prévenue, je ne découvre rien. Et puis j'imagine que c'est pareil pour tout le monde. Tous les couples se fâchent. Ce n'est pas parce que ça pète qu'on ne peut pas aimer et construire. Et puis je n'ai rien vécu avant lui, je ne dispose d'aucun point de comparaison. Quant à mes amies, je les vois moins, concentrée sur mon couple. Je ne sais pas ce qu'elles vivent, je ne sais pas situer ce que moi je vis.

"Quand le ton monte, il me fout dehors pour que j'aille réfléchir"

Certes, avec Stéphane, la colère monte rapidement, et puis il aime avoir l'ascendant. C'est un fier. Souvent, quand on se dispute, il me fout dehors. Alors moi, je vais marcher, je ressasse et réfléchis, je fais le tour du quartier. Je ne l'éloigne pas, toujours les mêmes rues et la même vie sur les trottoirs. Je ne décroche jamais mon téléphone, je ne parle à personne. Je sais – du moins je me dis - que ce sont des disputes de "rien de tout", que ça va s'arranger. A la longue, on s'habitue, on sait comment ça fonctionne. On sait exactement ce qui déclenche le débat, on sait les mots, les pas à l'extérieur, le petit tour sur soi-même et l'heure à laquelle remonter. Aujourd'hui, en racontant tout ça, je réalise que j'étais déjà dedans, que c'était le début du malaise. Mais je l'ignorais.

Un jour, ça s'aggrave. Son père meurt. Stéphane le vit très mal et accuse un véritable traumatisme. A partir de cet évènement douloureux pour lui, il devient de plus en plus dur. Il en veut à la terre entière. D'abord à sa mère : il lui hurle souvent dessus au téléphone. Ils ont un sacré passif, ceci peut expliquer cela, mais la voix de Stéphane gagne en décibels. Un soir, il crie tellement sur elle, et aussi sur moi, que les voisins viennent frapper, se demandent ce qu'il se passe. Il les rassure, fin de l'histoire. Je ne sais même plus quel était l'objet de sa colère.

"J'ai les yeux bleus, preuve que mon cerveau est rempli de flotte"

A partir de là, on entre dans un schéma compliqué. Il me fout de plus en plus dehors. Je marche de plus en plus. Et puis, il me fait peur, il joue avec moi. Je me rappelle d'une soirée particulière. Il avait beaucoup bu, nous devions reprendre la route. Il sait pourtant que je ne suis à l'aise au volant. Je refuse de conduire mais je lui dis que nous allons trouver une solution pour rentrer. Il se décide à conduire, il insiste et pousse le compteur à 200 km/h. Il s'arrête ensuite sur un parking en pleine campagne et me demande de descendre "pour que je réfléchisse". Il démarre en trombe, s'enfuit, et je me retrouve plantée là. Il revient trois minutes plus tard, mais trois minutes c'est très long. C'était d'une violence inouïe. Mais encore une fois, je ne le prends pas mal, je ne m'inquiète pas. Je me sens prise pour une imbécile, c'est sûr, mais après tout, je le suis peut-être, moi qui n'ose même pas conduire.

Il me parle mal. Quand je range les couverts dans le lave-vaisselle et dans le mauvais sens, j'entends que je suis bonne à rien. Et puis j'ai les yeux bleus, preuve que "mon cerveau est rempli de flotte". Il me dévalorise constamment, mais malin comme il est, il ne le fait jamais en public. En même temps, le public est rare, on fréquente peu de monde.

"Il me demande d'appeler ma mère pour qu'elle sorte de notre vie"

Un an après la mort de son père, je tombe malade. Un cancer du sein. Il se montre très attentif. Son soutien est sans limite, vraiment. Il me demande même en mariage à l'hôpital. Mais la veille de ma première chimio, il m'oblige à appeler ma mère pour qu'elle sorte de notre vie. C'est soudain, ce n'est pas le moment. Mais par-dessus tout, ma mère n'a rien d'une personne envahissante ! Je ne comprends pas, mais son ton est menaçant, et moi, fragilisée, fatiguée, bien plus docile que je ne le pense, je le fais. J'appelle ma mère. Je ne pense pas un mot de ce que je lui chante au téléphone. Ma mère ne comprend pas tout, bronche à peine. Nous n'avons jamais été très proches. D'où sa réaction lisse et l'incongrue de la situation. Et je me souviens de ma deuxième chimio, de ma sœur qui m'accompagne et de Stéphane qui, le soir venu, m'engueule. Il m'en veut. Il ne pouvait pas venir avec moi mais n'accepte pas que ma sœur me tienne la main. Finalement, perversement, il m'éloigne de mes proches. Moi qui ne connais que lui depuis ma vingtaine, je me retrouve enfermée dans cette relation, et en parallèle, dans une maladie que je dois combattre.

Après ma mammectomie, il s'occupe de moi, il masse ma cicatrice, prend soin de cacher tous les miroirs de la maison. Oui, on vient de s'installer dans une maison, un héritage de son côté. Il me dit qu'on y sera bien, il veut que je sois bien. Mais le répit ne dure pas. Il fait des crises pour un rien, me dit que je fais tout mal, que je suis nulle, et j'intériorise tellement que je fais tout pour devenir quelqu'un de bien. J'essaie de progresser, je veille au rangement, à bien tenir la maison, à me comporter parfaitement. Je reprends même des cours de conduite pour dépasser ma peur et ne plus revivre cet enfer sur le parking, souvenir qui ne s'efface pas.

"Il ne me frappe pas pour ne laisser aucune preuve"

J'ai les cheveux courts, suite au cancer. J'essaie d'apprivoiser ma nouvelle tête, il me dit qu'il n'aime pas, il veut que ça pousse. Et les remarques fusent également quant à mon poids, car j'ai pris des kilos avec les traitements.

Un jour, on se dispute, et là il me dit quelque chose de terrible. Il met des mots sur ce que je n'admets pas, ne voit pas, ne conscientise pas. Il me dit : "Tu attends que je te frappe, tu le veux car au moins tu auras une preuve à brandir, mais je suis intelligent et jamais je ne te frapperai". Les coups sont mentaux. Je suis prise au piège. Je n'ai aucune preuve, rien. En même temps, je reste aveuglée, je minimise énormément. On va retrouver nos bons moments, tout ça n'est pas si grave.

"La mort de mon père me fait réaliser où je suis, qui je suis, ce que je vis"

Je guéris de mon cancer. A cette période, je perds mon père, à mon tour. C'est là que tout se met en place, que mes yeux s'ouvrent, que je réalise où je suis, qui je suis, ce que je vis. Ce ne sont pas les mots de Stéphane qui me sortent de là, ce ne sont pas ses comportements excessifs et irrespectueux qui me choquent et me réveillent. Non, c'est la mort de mon père, et cette pensée évidente qui me vient et me fait encore frissonner : il n'aurait pas voulu ça pour moi, mon père. En parallèle, je suis en pleine reconstruction psychologique et corporelle suite à la maladie. Je comprends que ma vie n'est pas là. Qu'elle est ailleurs, dans quelque chose de plus grand, de plus doux. Je chemine et un soir, je le quitte.

Je ne sais même pas comment, avec quelle force. Je sais que j'ai peur, que je prends un couteau dans la cuisine "au cas où". Un geste terrible, qui me fait honte et m'effraie, mais qui m'indique que j'ai raison de le faire, de m'enfuir. C'est le déclic. Je parle. Sobrement, clairement. On s'engueule et il me met dehors. Ça tombe bien, je veux aller dehors. Il m'y pousse, il m'y pousse comme pour me faire regretter. Je fais une valise, je sors, mais je reviens pour la nuit, je ne sais pas où dormir, je n'ai rien préparé. Il me fait passer une nuit d'enfer, il m'empêche de trouver le sommeil, il allume la lumière de ma chambre (à part) toutes les heures. Au réveil, je me faufile vers l'extérieur, je grimpe dans train, je vais chez ma mère et j'y reste huit mois.

"Je retrouve un ami d'enfance, on fait l'amour et je me retrouve"

Ma mère pleure quand j'arrive. On n'en parlait jamais, on n'était pas très "communication" mais elle n'était pas dupe. Je vois qu'elle est soulagée. Lui me harcèle, c'est de l'ordre de cinquante appels par jour. Il pleure, s'excuse, je ne cède pas. C'est la meilleure décision de ma vie, la plus importante. Parfois, il me menace. Il dit qu'il va venir nous tuer. Parfois, qu'il va se tuer lui. Je pose plusieurs mains courantes. Quant au divorce, il n'est pas prononcé rapidement. Stéphane ne veut pas prendre d'avocat, il ralentit le processus, je suis toujours liée à lui.

Chez ma mère, qui vit là où j'ai grandi, je retrouve une copine d'enfance. C'est elle qui m'accompagne, avec son mec, pour aller récupérer mes affaires dans la maison. D'abord les affaires de mon père, qui sont ma priorité. Plus tard, j'y retourne pour récupérer le reste. Stéphane s'énerve, Stéphane est intenable, mais je me sens protégée, pas seule.

Je retrouve aussi un ami d'enfance avec qui nous développons une relation légère. On fait l'amour et ça me fait un bien fou. Je me reconnecte à mon corps, à moi-même. Je suis vivante. Avec Stéphane, je ne l'étais pas, et puis notre vie sexuelle était complètement éteinte.

"Je suis heureuse, libre, plus personne ne dicte ma vie"

Après ces huit mois, je m'installe à Lyon. Je me mets en collocation, je vis ma jeunesse, je fais des rencontres, jusqu'à vivre seule. Moi qui ne bossais plus, je m'inscris à une formation, je reprends tout à zéro. Je suis heureuse, je suis libre, je réalise ce que signifie vraiment "faire ce que l'on veut quand on veut". Je réalise que j'étais prisonnière, que je ne prenais jamais d'initiative, qu'il dictait ma vie et me manipulait.

Dans ce nouveau contexte, je rencontre mon partenaire actuel. Je suis avec lui depuis quatre ans déjà. Je vais bien, très bien, je suis heureuse, pleinement heureuse. Je pense souvent à mon passé, au temps et à l'estime perdus, mais je pense aussi à tout ce que j'ai gagné en partant, en me retrouvant, en commençant ma vie, finalement. Je me sens aujourd'hui femme et féministe. Enfin, j'ai le droit de le revendiquer et de l'assumer haut et fort. C'est ça aussi qu'à révéler cette histoire. Je continue de parler, de me battre, dans l'espoir de faire évoluer les consciences et sauver les femmes violentées comme j'ai pu l'être.