Alba Lorena, 31 ans : 10 ans de prison pour une fausse couche

Quand nous la rencontrons, elle a recouvré la liberté depuis quinze jours à peine et ne peut retenir ses larmes. Son histoire n'est pourtant pas si incroyable au Salvador. A la Casa de Encuentro, où Alba a été recueillie, on aide toutes celles qui ont été condamnées pour ce même crime : celui de fausse couche. Et derrière les barreaux, elles sont encore dix-huit. En acceptant de replonger dans la douleur de ses souvenirs, Alba espère leur venir en aide. Par Brigitte Valotto.

Alba Lorena, 31 ans : 10 ans de prison pour une fausse couche
© Brigitte Valotto

"Ils m'ont arrêtée dans une église chrétienne, le jour des funérailles de mon fils. Un 24 décembre. C'était dans le village où je suis née et où je vivais, à deux heures environ de San Salvador. Ils m'ont mis les menottes, brutalement, m'ont frappée, m'ont poussée dans une voiture de police. Alors que je pleurais la mort de mon bébé. C'est la voisine qui m'avait aidée à accoucher qui m'a dénoncée pour avortement. [L'avortement est totalement illégal au Salvador, ndlr] J'avais vingt-et-un ans, et déjà deux petites filles : Juanita avait quatre ans, Nori n'en avait que deux. Leur papa n'était pas là, il était parti chercher du travail aux Etats-Unis, quatre jours après la naissance de Juanita. Ma mère était très malade, je m'occupais d'elle. Puis elle est morte, et quelques jours après, j'ai ressenti de violentes contractions. Je n'étais qu'au cinquième mois de grossesse.

Arrêtée à l'Eglise, un soir de Noël... où j'enterrais mon fils

Ce jour là, je n'ai pas eu le temps d'appeler les secours. Je souffrais tant, j'ai perdu tout le contrôle de moi-même. Je criais, ma voisine est venue. Grâce à elle, j'ai réussi à expulser le bébé. Il respirait, il était vivant… mais il est mort quelques minutes après. Au procès, elle a dit que je l'avais laissé tomber par terre ! Je pense que c'était simplement de la malveillance. Elle avait une dette envers mon mari, elle a vu ce moyen de s'en sortir. Ma belle-mère a essayé de me sauver.
Lors du procès, elle a affirmé que je n'avais jamais eu l'intention d'avorter, et elle a produit les certificats médicaux prouvant que j'avais effectué tous les contrôles pour le suivi normal de ma grossesse. Mais cela n'a servi à rien, au contraire : elle a failli aller en prison aussi, car elle avait été appelée à témoigner contre moi, et elle avait osé témoigner en ma faveur ! On a requis cinq ans de détention contre elle, heureusement, elle n'a finalement pas été condamnée.

Le verdict : trente ans de prison, pour homicide aggravé

J'avais été accusée d'avortement, pour lequel on risque 8 à 9 ans de prison, mais six mois après, ce chef d'accusation a été requalifié en homicide aggravé, passible d'une peine beaucoup plus lourde : j'ai été condamnée à trente ans de prison ! Je suis tombée très bas, j'ai voulu plusieurs fois mourir. Les conditions de détention… je préfère ne pas trop en parler.
Nous étions plusieurs à avoir été condamnées pour avoir perdu nos bébés ; pour les autres détenues, nous étions des meurtrières. Elles nous frappaient, nous brutalisaient dès qu'elles le pouvaient. La seule chose qui me faisait tenir, c'était la pensée de mes filles. Je n'ai plus jamais entendu parler de mon mari, il est resté aux Etats-Unis. Mais ma belle-mère ne m'a jamais lâchée. Aujourd'hui, je l'appelle maman. C'est elle qui a élevé mes petites. Elles ont douze et quatorze ans, et je ne les ai pas vues grandir ; une ou deux fois par an, ma maman avait le droit de venir me voir avec elles.

"On m'a forcé à quitter ma maman, mes filles, ma maison"

Quand je suis sortie de prison, j'ai cru que je pourrais les récupérer. J'étais tellement heureuse de les revoir ! Je suis rentrée chez moi, dans la maison où vivait toujours ma maman et mes filles. Mais ma voisine, celle qui m'a dénoncée, habitait toujours là, elle aussi. Elle a fait venir les maras [gangs armés présents partout au Salvador, vivant de rackets, trafics de drogue, banditisme, ils "tiennent" des quartiers entiers, où ils imposent leur loi, ndlr] Ils m'ont forcée à m'agenouiller et à demander pardon à celle qui m'a dénoncée. Ils m'ont forcée à quitter ma maman, mes filles, je n'ai même plus de maison. Ils m'ont menacée de mort si je revenais.

Chassée et menacée de mort

J'étais désespérée, j'ai pensé émigrer aux Etats-Unis… ou même à mourir. Grâce à Dieu, je suis venue ici, à la Casa de Encuentro. Je les connaissais, car ils nous aident en prison en nous faisant participer à des programmes de réinsertion. Moi, je n'étais pas allée à l'école, et j'ai beaucoup appris grâce à eux. Cela m'a aidée à être bien évaluée par l'équipe technique de la prison ; c'est très important.
J'avais des certificats de bonne conduite et de participation aux cours... Le 11 février, un ministre est venu en prison, je l'ai rencontré, et le 28 février… j'étais libérée !

"Il ne faut pas oublier celles qui sont en prison et pour qui l'on se bat."

Jetée en sang, à l'arrière d'un camion

Six femmes dans le même cas que moi travaillent ici, quatre vivent en ce moment dans la maison, Elles ont été libérées au bout d'une dizaine d'années, pour bonne conduite ou parce qu'on a réussi à faire rouvrir leur dossier. J'ai rencontré Teodora, qui m'aide beaucoup, elle est d'un grand soutien pour nous toutes. Elle avait été condamnée à trente ans de prison, elle aussi, et a été libérée l'année dernière. On l'a arrêtée alors qu'elle venait de perdre son bébé et qu'elle était encore inconsciente.

Teodora montre fièrement les prix et distinctions reçus pour son combat, depuis sa libération © Brigitte Valotto

Les policiers l'ont jetée à l'arrière d'un camion, puis l'ont laissée attachée pendant des heures, suspendue à des menottes, avec le sang qui coulait sur ses jambes… jusqu'à ce qu'elle tombe dans le coma. On l'a hospitalisée quelques jours ; dès qu'elle a pu se relever, un médecin lui a dit :"Vous êtes sauvée, vous pouvez aller dans votre cellule, votre place n'est pas ici !" Son fils a quinze ans aujourd'hui, il avait trois ans quand elle a été emprisonnée… Comme moi, comme la plupart d'entre nous, on l'a arrêtée sur dénonciation.

Ne dites pas où l'on se trouve !

Je vais beaucoup mieux aujourd'hui, grâce à l'association. Ils m'ont hébergée et m'ont aidée à trouver un travail : je commence demain dans un restaurant. Mon employeur fera un rapport chaque mois à l'association, pour prouver que je me réintègre bien dans la société. Et demain, je vais revoir mes filles. Elles viennent ici, avec ma maman, pour la journée ! J'ai tellement hâte. C'est le plus important. Je ne pourrai jamais retourner chez moi, mais ici, je peux travailler, je peux être libre et voir mes filles de temps en temps.

Cárcel de Mujeres. Alba est la 5e en partant de la gauche © Brigitte Valotto

Et nous avons un grand projet, l'association veut nous amener à la plage, toutes celles qui ont été libérées, pour trois jours. Ce sera fantastique. Mais il ne faut pas oublier celles qui sont encore en prison, et pour qui l'on se bat. C'est pour elles qu'il faut parler. Que tout le monde sache. Mais surtout, ne dites pas où l'on se trouve, s'il vous plaît ! Nous sommes toutes menacées. La Casa de Encuentro n'a pas d'adresse, pas de plaque sur la rue : ce serait signer notre arrêt de mort."

Aider Las 18

L'association Tiempos Nuevos Teatro (TNT), dirigée par Julio Cesar Monge, mène en prison des projets de réinsertion par le biais de l'art et de la culture (théâtre, musique...) Elle gère aussi la Casa de Encuentro, dans la capitale salvadorienne, pour venir en aide à toutes celles qui ont été emprisonnées pour homicide volontaire, voire aggravé, après avoir fait une fausse couche.
Elle dispose d'agréables locaux pour héberger celles qui obtiennent une libération, avec même un studio de musique et un jardin d'enfants, où elles peuvent retrouver ceux dont elles ont si longtemps été séparées.

Jardin d'enfant de la Casa de Encuentro TNT © Brigitte Valotto

L'association a constitué un pool d'avocats spécialisés, qui tentent de faire rouvrir les dossiers et demandent à refaire les enquêtes, souvent bâclées. Tous espèrent que le jeune président nouvellement élu, Nayib Bukele, 37 ans, sera plus sensible que son prédécesseur au sort de ces dix-huit détenues qui restent encore derrière les barreaux pour crime de fausse couche. Mais dans ce pays très conservateur et très religieux d'Amérique centrale, l'opinion n'est pas en leur faveur, et le nouveau président, sans étiquette mais à la tête d'un mouvement populiste, risque de se contenter de la suivre. Pour aider Las 18 et le travail de l'association : http://www.tnt.org.sv/wp/

Un combat soutenu par la France

Le soutien de différentes ONG, dont Amnesty International, et celui de l'Ambassade de France au Salvador, ont largement contribué à médiatiser l'année dernière, la libération de Téodora Vasquez, qui a passé onze ans en prison pour une fausse couche. Cette année, le prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes a été remis à Paris, à la Maison de l'Amérique latine, à la Salvadorienne Sara Garcia Gross, coordinatrice du Rassemblement Citoyen pour la Dépénalisation de l'Avortement (Agrupacion Ciudadana por la Depenalizacion del Aborto).

Alba, ses deux filles et l'ambassadeur de France au Salvador © Brigitte Valotto

Le Salvador fait partie des douze pays où l'avortement est totalement interdit, même en cas de viol, d'inceste, de danger pour la vie de la mère ou de malformation fœtale grave et mortelle. Les femmes qui y ont recours risquent une peine pouvant aller jusqu'à 8 ans de prison et les professionnels qui les aident encourent jusqu'à 12 ans de détention.
Conséquences : la crainte des sanctions entraîne beaucoup de dénonciations dans les hôpitaux publics, même pour des fausses-couches spontanées. Et cela touche quasi-exclusivement les femmes pauvres, comme le pointe Amnesty International. Celles des classes aisées ont les moyens d'aller avorter incognito à l'étranger, et de se faire soigner dans des hôpitaux privés.