Geneviève Fraisse : "L'incompatibilité supposée entre féminisme et amour m'agace"

Geneviève Fraisse, philosophe de la pensée féministe, intervient dans la série-documentaire "Il était une fois l'amour à la française", diffusée sur France 3, le 14 février, à 21h10. L'écrivaine et directrice de recherche émérite au CNRS nous parle d'émancipation féminine, de mai 68, de MeToo, de la galanterie à la française... Entretien.

Geneviève Fraisse : "L'incompatibilité supposée entre féminisme et amour m'agace"
© Editions du Seuil - Geneviève Fraisse

Geneviève Fraisse, philosophe de la pensée féministe et directrice de recherche émérite au CNRS, décortique les questions de l'incompatibilité supposée entre le féminisme et l'amour. En plus de ses nombreux ouvrages tels que Muse de la raison, Du consentement, ou encore Féminisme et philosophie, elle a récemment écrit L'amour est déclaré, une présentation de l'essai de Stendhal, paru en 1822, De l'Amour. La philosophe raconte sa vision de l'amour dans la série-documentaire édifiante Il était une fois l'amour à la française, diffusée sur France 3 le 14 février à 21h10, pour laquelle elle est également intervenue en tant que conseillère scientifique. Entretien. 

Le Journal des Femmes : En quoi le féminisme a-t-il modifié les comportements amoureux en France ?
Geneviève Fraisse :
Chaque moment politique se traduit par une retraversée de cette question des relations sexuelles, amoureuses et conjugales. Mon texte "L'amour est déclaré", montre comment au lendemain de la Révolution française, on repense la question de l'amour, en fonction de ce qui serait de l'ordre de l'égalité ou de l'ordre d'une transformation des relations liée à la rupture révolutionnaire. Comment penser la possibilité d'une nouvelle relation? C'est ce que Stendhal se demande. Par exemple, (dans Lettres à Pauline, ndlr) il dit à sa sœur: "Il faut que tu lises des livres, arrête de faire des ouvrages de couture…" C'est parce que quelque chose bouge dans la société et cela l'intéresse, donc il a envie d'accompagner ce mouvement. De l'autre côté, il y a cette peur que l'égalité "casse l'amour". Sénancour, écrit en 1806 De l'Amour et il craint que la similitude des sexes, donc l'amitié, l'emporte sur la différence sexuelle.

"On a toujours essayé de contenir le savoir des femmes"

L'émancipation économique des femmes effraie beaucoup d'hommes, encore de nos jours…
L'autonomie économique, c'est le nerf de la guerre. Mais il n'y a pas que cet aspect-là. Il y a aussi la question du savoir, de la création, comme je le montre dans mon livre sur la femme artiste (La Suite de l'Histoire, actrices, créatrices, éditions Seuil, ndlr). On a toujours essayé de contenir le savoir des femmes. Avec l'élargissement de l'éducation à toutes les filles, les barrières ont sauté, le savoir est devenu illimité.
L'autonomie économique et le savoir des femmes étaient deux dangers pour les hommes privilégiés. La concurrence était déjà assez rude entre eux pour ne pas en plus devoir rivaliser avec les femmes... Même Stendhal, qui veut que sa sœur lise et ait des idées… dit bien après qu'il ne faut pas qu'elles en fassent trop, elles ne vont quand même pas se mettre à créer!

Comment avez-vous vécu l'adolescence en tant que jeune femme dans une société ultra-masculinisée ?
Pour l'adolescente de 15 ans que j'étais, aller dans les surprise-party était par exemple un enfer… Vous ne pouvez pas imaginer! Il fallait se coiffer et s'habiller d'une certaine façon, être au bord du mur en attendant je ne sais quoi… Un cauchemar! J'étais pourtant dans un milieu socio-culturel cool, avec des parents profs et habitant dans une banlieue sud. Heureusement, l'année 68 a fait tomber les barrières et a tout changé, pas uniquement sur les questions de la sexualité, mais aussi sur les sujets économiques, sur le colonialisme… Nous étions très politisés et mobilisés, aussi bien contre la guerre du Vietnam que pour avoir "un enfant si je veux quand je veux", comme le disait le slogan du MLF. 

Quels souvenirs gardez-vous de la révolution de mai 68 ?
J'ai 20 ans fin 68, et c'est pour moi une nouvelle vie. Ma vie commence après 68. On est libérées d'un certain nombre de carcans, c'est un grand bonheur! Nous nous posons la question de l'avortement, mais aussi celle de pouvoir faire ce que l'on veut, quand on le veut. C'est un grand moment, non pas d'excès de révolution sexuelle, mais de libération. En mai 68, j'étudie à la Sorbonne, puis je participe au MLF, alors j'ai suivi cela de près. Nous étions effectivement un peu radicales, mais loin d'être "cinglées" ou "mal baisées", comme on aimait nous appeler. 

"On n'empêchera jamais un rossignol de chanter au printemps"

Pourquoi existe-t-il cette opposition perpétuelle entre le puritanisme à l'américaine et la galanterie à la française ?
Chaque fois qu'il y a une poussée féministe, certains rappellent qu'il ne faut pas être comme les Américaines, aussi bien du point de vue du déballage médiatique que du puritanisme. Il s'agit de mettre en avant la tradition française de la galanterie, de dire qu'en France, on s'entend bien entre hommes et femmes contrairement à l'Amérique… Ce débat est une ritournelle, un refrain qui revient sans cesse, depuis la Révolution française. On l'a vu par exemple lors de la tribune de Catherine Millet et Catherine Deneuve, qui ont dit, en substance: "Il ne faut pas qu'elles se plaignent trop, sinon cela va casser les relations de séduction". Déjà Il y eut une grande dispute au milieu des années 90 lorsque la parité fait débat, réveillant les peurs. On remarque depuis des siècles, cette incompatibilité supposée entre féminisme et amour, qui m'agace. Pour reprendre la formule de Stendhal, (dans De l'amour, au début du XIXe siècle, ndlr) "On n'empêchera jamais un rossignol de chanter au printemps".

MeToo a-t-il définitivement changé le rapport à la séduction ?
MeToo est une véritable révolution, je l'ai dit dès le premier jour. Le couvercle a été soulevé et ne risque pas de se refermer sur la marmite! Mais nous n'en sommes qu'au début, puisque cette révolution n'a que 5 ans, ce qui est tout jeune. MeToo a éclaté en octobre 2017, mais rappelons-nous que d'énormes manifestations de femmes avaient eu lieu dans le monde, en janvier 2017, à cause de l'élection de Trump qui avait parlé de "prendre les femmes par la chatte". Il faut donc se souvenir que MeToo' fait suite à une protestation très politique des Américaines.

Plongez dans le documentaire (en trois parties) Il était une fois l'Amour à la française, réalisé par Françoise Davisse et Carl Aderhold, le lundi 14 février, à 21h10 sur France 3