Barbara Hannigan : "La musique a beau être écrite, elle reste en mouvement"

La soprano et cheffe d'orchestre canadienne Barbara Hannigan lancera les festivités du Festival de Pâques d'Aix-en-Provence, le 8 avril. Cette immense star de la musique classique nous a parlé de son rapport à l'émotion, de l'obligation de partage et de la place des femmes dans son milieu. Entretien.

Barbara Hannigan : "La musique a beau être écrite, elle reste en mouvement"
© Barbara Hannigan à l'Opéra de Paris en 2018 - REYNAUD TRISTAN/SIPA

Barbara Hannigan est l'un des seuls talents au monde à pouvoir assurer avec maestria, et en même temps, les rôles de cheffe d'orchestre et de cantatrice. L'artiste mettra son talent à profit pour l'ouverture du Festival de Pâques d'Aix-en-Provence, le 8 avril. Reconnue pour sa virtuosité, la soprano canadienne a présenté plus de 85 créations mondiales en 25 ans de carrière. Celle qui adore naviguer entre les répertoires est célèbre pour ses interprétations dramatiques et sa capacité à habiter la scène de tout son corps, guidée par l'émotion et la concentration.
Alors qu'on la rencontre chez elle à Paris entre deux répétitions, Barbara Hannigan nous dit d'emblée qu'elle aime beaucoup échanger avec des personnes extérieures à l'univers classique. On a profité de cette ouverture d'esprit pour lui demander de nous expliquer ses métiers, ce qui l'anime, pour lui parler de la place des femmes dans cet univers considéré comme élitiste et pour développer autour de la transmission qui lui tient tant à cœur.

Vous êtes de retour au Festival de Pâques d'Aix-en-Provence en chair et en os. Qu'est-ce qui vous plaît dans cet événement ?
Barbara Hannigan :
L'année dernière, j'avais participé presque au dernier moment pour le monde de la musique classique, où tout est planifié des années en avance. Le planning avait changé à cause du Covid et c'était rafraîchissant d'imaginer les concerts seulement 2 ou 3 mois avant les représentations. J'adore Aix-en-Provence. C'est une ville spéciale toute l'année, mais la période de Pâques est encore plus particulière. C'est un moment charnière entre les saisons, les émotions, après le long hiver... Et en tant que Canadienne, je m'y connais en hiver ! C'est un moment spirituel, sacré, une sorte de rituel, de réflexion pour offrir de la nouveauté. Cette année, je dirige le Requiem de Mozart et le Concerto à la mémoire d'un ange pour violon et orchestre d'Alban Berg, écrit par le compositeur pour un ami dont la fille est décédée à 16 ans. Ces œuvres ne sont pas nouvelles, mais à la manière d'un archéologue, je cherche toujours à découvrir quelque chose dans la partition qu'on n'aurait pas encore dévoilé. Cela arrive par chance, par intention ou juste avec les émotions que j'ai portées en moi ces derniers temps. La musique a beau être écrite, elle reste en mouvement. A 50 ans, je suis très reconnaissante d'être encore dans ce milieu.

Peut-être que votre carrière est justement due à votre capacité à évoluer sans arrêt...
Barbara Hannigan :
C'est vrai. J'ai beaucoup de curiosité. C'est très important pour moi. Je suis curieuse de mes collègues, de la musique, du public, de l'acoustique des salles, de mon instrument. Cela donne, je crois, de la fraîcheur.

Que diriez-vous à quelqu'un qui ne s'y connaît pas en musique classique, pour le convaincre de venir vous voir sur scène ?
Barbara Hannigan :
J'aime beaucoup le lien entre le sport et la musique. Dans les deux domaines, il est question d'équipes en mouvement. Personne ne sait exactement comment ça va se terminer. Dans le foot, il y a 90 minutes, une balle, 22 joueurs. Comme sur scène, il y a la possibilité d'un risque, de faire quelque chose de différent, parfois des erreurs. Pour un concert, il peut y avoir plus de 100 personnes qui ont travaillé, répété ensemble pour préparer cette pièce et qui sont dans un état de concentration d'un niveau presque incomparable dans notre monde actuel. Un concert, c'est un partage, une collaboration sous une forme très spéciale. C'est émouvant. Il y a peu de travail d'équipe comme ça de nos jours, hormis dans le sport et la cuisine. Tout le monde, moi la première, est aujourd'hui addict à son téléphone, aux infos, aux réseaux sociaux. Etre ensemble, avec le public qui participe aussi à ce moment, devient alors une sorte de rituel, une concentration sacrée. Pour moi, c'est le cœur de cette expérience.

Plus que la virtuosité et la précision, l'émotion semble être au centre de votre vision artistique.
Barbara Hannigan :
Oui, d'autant plus qu'on sent aussi l'émotion qui vient des personnes présentes. J'ai pu le constater après 2 ans de concerts sans public. La différence pour moi sur scène est incroyable. Je capte l'énergie de la salle et c'est une chose impalpable. Je le ressens. Entre les musiciens, parfois on se dit qu'il y avait quelque chose de spécial dans la salle après un concert. On ne parle pas de ce qui se passe sur scène, mais bien dans la salle. C'est en fait toutes les énergies présentes qui nous reviennent.

"Je vois ce métier comme un canal pour l'énergie, pour transformer l'alchimie"

Où avez-vous puisé cette énergie en l'absence du public, pendant la pandémie ?
Barbara Hannigan :
Les premiers concerts étaient très difficiles pour moi. C'était un peu comme faire un concert pour la radio, ce que je connais bien, sauf qu'avec la vidéo, c'était autre chose. J'ai commencé à faire comme s'il y avait une salle pleine de personnes et que je performais pour eux… et c'était tout le problème d'arriver à imaginer ça. J'ai finalement réussi à prendre du plaisir dans ces concerts en étant plus à l'intérieur de moi. Un peu comme au cinéma, quand le public devient presque voyeur des émotions de l'artiste.

Vous êtes connue pour vos prestations scéniques où votre être entier est engagé. Pourquoi c'est important pour vous, que la musique passe par cette expression corporelle ?
Barbara Hannigan :
Peut-être que c'est ma nature de danseuse qui ressort. Ma mère m'a raconté que bébé, je m'étais mise à danser pendant un concert extérieur. Elle a beaucoup de plaisir à raconter ça car elle dit que tout mon corps était engagé. C'est comme si j'étais conducteur de la musique. D'ailleurs chef d'orchestre, en anglais, se dit "conductor", ce qui est assez parlant. Je vois ce métier comme un canal pour l'énergie, pour transformer l'alchimie. Cela repose sur les épaules de tout le groupe. J'adore cette forme de collaboration.

Barbara Hannigan sur scène © Claire Doutre

C'est ce qui vous a donné envie, il y a dix ans, de devenir cheffe d'orchestre en plus de chanteuse ?
Barbara Hannigan :
Etre cheffe d'orchestre me donne l'opportunité d'entrer dans la musique d'une manière différente, mais c'est aussi un chemin de leadership, de psychologie, de philosophie. J'adore être cantatrice, mais chanter et diriger, c'est une autre responsabilité. C'est une chose que je n'avais pas prévue il y a 20 ans. C'est seulement 2 ans avant de faire mes débuts de cheffe d'orchestre au Châtelet que j'ai pensé à essayer. J'avais dit "oui" pour un seul engagement et finalement j'ai continué.

Qu'est-ce qui vous intéresse dans cet exercice ?
Barbara Hannigan : 
Le lien, c'est l'idée de chant, de cantabile et aussi de souffle. Le souffle ponctue chaque phrase. Quand on parle, tout le monde peut sentir un souffle trop saccadé. ll y a un lien avec l'émotion. C'est la même chose dans la musique. On a seulement un petit moment pour respirer et enchaîner les lignes. Je cherche toujours cette connexion avec l'émotion, qui passe par la partition, par ce qu'un compositeur a écrit.

On dit que le chant permet de révéler sa puissance. A-t-il eu cet effet sur vous ?
Barbara Hannigan :
Le chant m'a donné beaucoup. Ce n'est pas seulement quelque chose que je fais pour la joie, c'est ma carrière, ma vocation. Cela m'a donné une puissance en même temps qu'une forme de vulnérabilité. Le son sort grâce à de toutes petites cordes vocales, mais en vérité, c'est plus que ça. Chanter, c'est entrer en résonance. Et être en résonance, c'est aussi, encore une fois, quelque chose de sacré et spirituel. L'être avec sa famille, la société ou des étrangers, c'est primordial. Le chant est une métaphore de cette connexion. J'adore ce mystère. Le public entre d'ailleurs aussi en résonance avec la musique pendant un concert.

Selon une enquête de la SACD datant de 2016, seulement 4% des chefs d'orchestre sont des femmes...
Barbara Hannigan
(s'exclamant) : 4% ?! C'est dingue. Je viens de recevoir une nouvelle pièce en création mondiale, écrite par une compositrice canadienne. Demain, je pars aux Pays-Bas pour chanter avec l'orchestre philharmonique de la radio nationale, sous la direction de leur cheffe d'orchestre, qui est une femme. Je vais chanter et diriger aux Victoires de la Musique classique avec une autre cheffe d'orchestre : mon amie Ariane Matiakh. Je constate que ces derniers mois, la plupart de mes collègues chefs d'orchestres étaient des femmes. J'adore ça et même si je sais qu'elles sont moins nombreuses, c'est en train de changer. Tout le monde doit y travailler et regarder autour de soi pour voir si les possibilités sont les mêmes pour chacun. Il faut autant encourager les filles que les garçons à l'école. Quand j'étais jeune, je n'ai pas vu une seule cheffe d'orchestre. Je n'ai pas pensé que ça pouvait être une possibilité pour moi et je ne me suis pas orientée vers cette voie, mais je suis très heureuse d'avoir pris le chemin de cantatrice. C'était ma vocation.

Voyez-vous des évolutions sur ce sujet ?
Barbara Hannigan :
Absolument. Je vois plus de femmes aux instruments qui étaient réservés aux hommes comme les percussions ou les cuivres. Les orchestres historiquement fermés aux femmes sont maintenant ouverts à elles. Le confinement, et l'isolement qui allait avec, ont mis en lumière beaucoup de choses. C'était peut-être une pause pour penser. On doit maintenant considérer le dialogue pour avancer. J'espère que la musique, qui est elle-même un dialogue, peut être un guide, un chemin.

"Aider les jeunes artistes est une obligation"

Dans cette optique de meilleure répartition des talents, vous avez créé Equilibrium et Momentum, qu'est-ce que vous pouvez nous en dire ?
Barbara Hannigan :
Equilibrium, c'est une initiative de mentoring pour les jeunes professionnels afin de leur donner des opportunités de performances. J'ai comme partenaires les orchestres de Radio France, la Philharmonie de Munich, etc. J'ai atteint un stade de ma carrière où j'ai le pouvoir, la puissance, de faire quelque chose pour les jeunes. C'était nécessaire à mes yeux. J'ai aussi créé le projet Momentum après 4 mois de pandémie, parce que j'ai vu que des concerts continuaient en cette période compliquée, mais seulement pour les stars, pas pour les jeunes artistes. Alors j'ai téléphoné à tous mes amis célèbres et je leur ai dit, "partagez la scène avec un jeune professionnel !". Et c'est ce qu'ils ont fait. C'était l'occasion de provoquer la curiosité du public. J'espère que l'initiative continuera après la pandémie.

Pourquoi la transmission est-elle si importante pour vous ?
Barbara Hannigan :
Cela me passionne et je le vois comme une obligation. Je suis très reconnaissante envers mes collègues plus expérimentés qui m'ont donné ma chance, qui ont été mes mentors. C'est aussi une éducation. Mes jeunes collègues me font découvrir d'autres styles de musique, de jeunes compositeurs, des mixes de genres... C'est un véritable échange.

Après 25 ans de carrière, quels changements constatez-vous ?
Barbara Hannigan :
La technologie (rire) ! Et les réseaux sociaux. C'est difficile de l'ignorer et que je crois que c'est nécessaire de savoir naviguer dans cette vie. Quand on fait un concert intime, avant c'était pour la radio, maintenant c'est pour Facebook ou du streaming. Il y a toujours quelqu'un qui prend une photo pour Instagram, une vidéo pour Facebook, etc. C'est nécessaire d'être attentif à ça et d'utiliser ces médiums pour quelque chose d'intéressant. C'est comme quand la télévision a été créée, il y avait la possibilité de l'utiliser pour du bon ou du mauvais. C'est un moyen de transmission que l'on doit appréhender et toujours évaluer.

Plus d'informations et réservations sur le site du Festival de Pâques d'Aix-en-Provence.