Amélie Nothomb : "Je considère mes livres comme mes enfants"

Tout juste auréolée du prix Renaudot pour "Premier Sang", Amélie Nothomb s'attire également les faveurs du 7e Art. Le réalisateur espagnol Kike Maillo donne chair à son roman "Cosmétique de l'ennemi" avec une adaptation cinématographique intitulée "A Perfect Enemy", à découvrir le 29 décembre. On en a touché deux mots à l'écrivaine plébiscitée, qui nous a parlé de ce film qu'elle a adoré, de son rapport aux salles obscures, du fait de voir ses livres prendre vie et de ce fameux ennemi intérieur qu'elle combat sans relâche.

Amélie Nothomb : "Je considère mes livres comme mes enfants"
© Isopix/ABACA

Amélie Nothomb est une duelliste hors-pair. Chaque jour, elle affronte pendant plusieurs heures en face à face son "ennemi intérieur", mélange trouble infusé de culpabilité et de maux qui ne regardent qu'elle. La Belge tente depuis des années de mater ce malin destructeur à l'aide de l'écriture, une arme trop souvent prise à la légère. Le fruit de ces batailles personnelles prennent la forme d'histoires parfois introspectives et autobiographiques (Stupeur et tremblements par exemple), souvent observations de réalités sombres projetées sur des personnages nébuleux. Depuis 1992, elle offre au public chaque année un compte-rendu de ses combats, accouchés sous la forme de livres grandement appréciés du public. Un roman publié par an, pour 3 ou 4 de consignés. En 2001, elle présente au monde Cosmétique de l'ennemi, une rencontre d'aéroport entre un homme d'affaires et un individu envahissant au nom étrange de Textor Texel. Ce nuisible impose sa palabre à son interlocuteur sans aucune considération pour les objections de celui devenu sa victime. "Pourquoi s'en prend-il à lui ?" est la ritournelle qui rythme la lecture de ce long dialogue, qui s'imprime aujourd'hui sur grand écran. Pour ses 20 ans, Cosmétique de l'ennemi devient A Perfect Enemy, un film troublant signé Kike Maillo, à découvrir le 29 décembre au cinéma et porté par Tomasz Kot et Athena Strates. Amélie Nothomb a adoré la forme qu'a donné le cinéaste espagnol à ses mots. Elle nous a parlé de cette œuvre issue de la sienne, de ses relations avec son ennemi intérieur et de son rapport à ses romans, qu'elle considère littéralement comme sa progéniture. Entretien.

Pourquoi avez-vous accepté cette adaptation de Cosmétique de l'ennemi ?
Amélie Nothomb
: Par curiosité. Adapter Cosmétique de l'ennemi au cinéma me paraissait tellement impossible que je me suis dit "allons voir". J'ai été intriguée. Comme toujours quand il est question de cinéma et moi, je ne m'en mêle absolument pas. Ce n'est pas mon métier, je serais incapable de collaborer à une adaptation cinématographique, de mes livres ou de n'importe quelle autre œuvre littéraire.

Ce n'était pas la première fois que les droits de ce roman étaient cédés pour un film...
Amélie Nothomb
: En effet et cela a attisé ma curiosité encore davantage. Tant de gens s'étaient cassés les dents sur ce projet, que Cosmétique de l'ennemi m'apparaissait comme une quadrature du cercle cinématographique, une mission impossible. Je n'en étais que plus aguichée.

" Quand j'écris, je suis tellement en train de composer mon opéra intérieur qu'il m'est impossible d'imaginer une image"

Avez-vous tout de même validé le scénario avant le tournage ?
Amélie Nothomb
: Oui et j'étais très intriguée par la principale différence entre le livre et le film. L'idée de donner le rôle de l'ennemi intérieur à une femme au lieu d'un homme m'a profondément étonnée, mais je me suis dit que ça pouvait être intéressant.

Aviez-vous des exigences, des éléments auxquels vous ne vouliez pas que l'on touche ?
Amélie Nothomb
: Non, quand je relis un scénario, s'il me paraît parfaitement grotesque, j'annule le projet. C'est un tout. Ça ne tient pas à tel ou tel détail. Un scénario qui tient la route, c'est plus important que sa fidélité au livre. Si j'y crois, ça me va.

Qu'avez-vous pensé à la découverte du résultat ?
Amélie Nothomb
: J'ai adoré ce film ! Les séquences d'aéroport sont formidables. C'est une grande réussite et cela tient en grande partie au casting. L'actrice qui joue Textor est incroyable. Je suis restée sidérée devant cette toute jeune femme qu'il est impossible de classer en belle ou laide, qui est à la fois désirable et répugnante. Elle est absolument géniale. C'est très troublant. Dans mon livre, j'avais conçu Textor comme un être abominable, finalement elle est plus intéressante que lui parce qu'elle n'est pas purement horrible. Elle a des côtés très touchants.

Athena Strates en Textor Texel dans "A Perfect Enemy" © Aritz Lekuona - Alba Films

Quel est votre rapport au cinéma ? Etes-vous une consommatrice de films ?
Amélie Nothomb
: J'en regarde énormément, je suis cinéphage, une fanatique des salles obscures. Ca va si loin que sauf exception, comme ce fut le cas pour A Perfect Enemy que j'ai vu en DVD, je ne vois les films qu'au cinéma. Si je m'écoutais, j'irais tous les jours. Malheureusement, mon emploi du temps et mon entourage rendent parfois la chose impossible. Je suis du style à tout voir, aussi bien les réalisations de grands cinéastes que les blockbusters.

Qu'est-ce qui vous touche dans cet art ?
Amélie Nothomb
: Le fait d'être totalement embarquée. C'est pour cela que j'ai besoin d'être dans une salle obscure. On est complètement annihilé. Autant les images que le son nous donnent la sensation de ne plus exister et d'être totalement dans l'histoire. C'est pourquoi voir les films en DVD m'est incompréhensible.

Après avoir "accouché de vos livres", comment vivez-vous de les voir évoluer loin de vous ?
Amélie Nothomb
: J'adore les voir être appropriés, même quand je n'aime pas ce qu'ils deviennent, parce que c'est un signe très fort de vie. Je considère mes livres comme mes enfants et les éventuels adaptateurs comme mes gendres ou mes brus. Ils viennent me demander sa main et avec lui, ils vont à leur tour faire un enfant. Le film ou la pièce de théâtre qui en résultent deviennent alors mes petits-enfants. C'est extraordinaire. N'est-ce pas la preuve que mes enfants sont totalement vivants ? Je prends ce risque jusqu'au bout, quitte à ne pas aimer la progéniture obtenue, ce qui m'est déjà arrivé. Même un petit-enfant qu'on n'aime pas est un signe de vie. A plus forte raison, un petit-enfant qu'on trouve magnifique, très réussi, ça, c'est vraiment génial.

Quand vous écrivez, visualisez-vous vos histoires, vous jouez-vous le film de vos mots ?
Amélie Nothomb
: Absolument pas. C'est la dernière chose à laquelle je pense. Je ne vais même pas dire que je le souhaite, je n'y pense pas. Ça demande une telle concentration ! Il s'agit pour moi de créer du son. Je suis tellement en train de composer mon opéra intérieur qu'il m'est impossible d'imaginer une image.

Vous écrivez "Quoi de plus agaçant, dans les romans, que ces descriptions obligatoires de l'héroïne, où l'on ne nous épargne aucun coloris, comme si cela changeait quelque chose ?". Comment vivez-vous la cristallisation de vos personnages par l'image ?
Amélie Nothomb
: J'adore. D'autant plus que je zappe la description dans mes livres. Ce n'est pas que les corps de mes personnages n'existent pas, ils existent d'une autre manière. Je pense que chacun de mes lecteurs imagine très fort mes personnages à travers ce qu'ils disent, leurs comportements ou les rares choses que j'écris sur leur physique. Un passage du type "elle avait les cheveux blonds et les yeux bleus", pour moi c'est de la sottise, ça m'énerve. Quand mes livres sont adaptés, cela devient une véritable incarnation.

Athena Strates et Tomasz Kot dans "A Perfect Enemy" © Aritz Lekuona - Alba films

Vous écrivez à la fois pour confronter votre ennemi intérieur et pour exprimer votre vitalité. Comment les deux cohabitent-ils dans l'exercice ?
Amélie Nothomb
: Précisément. Il s'agit pour moi d'exprimer ma vitalité contre l'ennemi intérieur. L'écriture est le moment du duel entre lui et moi. Il faut une sacrée vitalité parce qu'il est d'une force au moins égale à celle de la jeune actrice du film. Tous les jours, je dois me battre contre un ennemi intérieur aussi pernicieux qu'elle. Imaginez ce qu'est ma vie !

N'a-t-on pas tous ces combats en nous ?
Amélie Nothomb
: J'en suis sure. Je ne peux parler que pour moi parce que je n'ai jamais été une personne autre, mais je suis persuadée que nous avons tous des combats de même nature et que chacun doit trouver une façon de lutter contre son ennemi intérieur. J'ai trouvé la mienne.

Dans Cosmétique de l'ennemi, vous lui donnez vie…
Amélie Nothomb
: Je n'ai jamais été aussi claire que dans Cosmétique de l'ennemi à son sujet. L'ennemi intérieur intervient dans d'autres de mes livres, mais là je le matérialise, il prend la parole en tant que lui-même.

"Il peut arriver que tout à coup, je ne supporte plus l'un de mes livres"

Vous souvenez-vous de ce que cette expérience particulière d'écriture a provoqué en vous ?
Amélie Nothomb
: Ça a été très fort. J'ai éprouvé une gigantesque colère et c'est ce qui m'a rendue enceinte de Cosmétique de l'ennemi. Il fallait absolument que j'en fasse quelque chose. J'ai eu l'impression de vivre une colossale catharsis de cette colère.

Est-ce la seule fois que la colère a nourri l'un de vos livres ?
Amélie Nothomb
: Aussi directement, oui, mais il y a eu d'autres cas. Acide Sulfurique est aussi un livre à la base de la colère, mais au moins ici, cette colère avait une cause liée à l'actualité (le livre évoque une émission de télé-réalité dans un camp de concentration, ndlr). Là, c'était une colère intransitive.

Cosmétique de l'ennemi est sorti en 2001. Vos rapports à vos livres changent-ils avec le temps ?
Amélie Nothomb
: Oui. Comme avec n'importe quel enfant, ce sont des relations évolutives. Il peut très bien arriver que je me brouille avec certains d'entre eux et que tout à coup je ne les supporte plus. Cela ne regarde que moi. Ça n'a pas été le cas avec Cosmétique de l'ennemi, mais c'est arrivé avec nombre d'autres de mes livres. Cette période peut être longue, mais reste confiante car je sais que ça passe toujours. Le plus souvent, il suffit de prendre un peu ses distances. Le dégoût passe, l'amour triomphe.

Y a-t-il d'autres de vos livres que vous aimeriez voir adaptés au cinéma ?
Amélie Nothomb
: Oui, par exemple Mercure parce que là aussi ça me paraît mission impossible. C'est un livre écrit à partir d'un trucage de langage, je ne sais pas du tout comment ce serait possible de le faire passer au cinéma. C'est clair que je n'écris ni ne publie mes romans dans le but qu'ils soient adaptés. Maintenant s'ils le sont, pourquoi ne vivrions-nous pas une très belle surprise ?