Tahar Rahim : "J'avais peur de devenir quelqu'un d'autre"

Dans "Désigné Coupable" de Kevin Macdonald, en salles le 14 juillet, le brillant Tahar Rahim incarne Mohamedou Ould Slahi, un Mauritanien injustement accusé de terrorisme à la suite des attentats du 11 septembre 2001. Pour le Journal des Femmes, l'acteur, membre du jury du Festival de Cannes 2021, revient sur ce rôle fort qui lui a permis d'assoir davantage son rayonnement international.

Tahar Rahim : "J'avais peur de devenir quelqu'un d'autre"
© Niviere David/ABACAPRESS.COM

Après le succès monstre de la mini-série Le Serpent, dans lequel il incarne de manière glaçante le tueur en série Charles Sobhraj, Tahar Rahim ira cet été à l'assaut du grand écran avec le thriller Désigné Coupable de Kevin Macdonald, pour lequel il a notamment reçu une nomination aux Golden Globes. Impressionnant dans le jeu, il y prête ses traits amaigris à Mohamedou Ould Slahi, un Mauritanien injustement accusé de terrorisme dans une Amérique post- 11 septembre complètement paranoïaque. Pour le défendre, il pourra compter sur une avocate campée par l'incomparable Jodie Foster. A 39 ans, au zénith d'une carrière qui promet encore d'autres éclats, Tahar Rahim revient pour le Journal des Femmes sur cette expérience qui l'a marquée.  

Quel a été votre sentiment en refermant le scénario de Désigné Coupable ?
Tahar Rahim :
Quand on découvre une histoire pareille, ça met en colère, ça rend triste… On traverse plein de sentiments. J'ai été subjugué par sa capacité à pardonner tout le monde. A l'issue de la lecture, j'ai directement dit oui au réalisateur Kevin Macdonald. Pour un acteur, incarner un personnage pareil, avec tant de couleurs, de profondeur, de défis et de strates, c'est un cadeau. Je voulais vraiment faire partie des gens qui se battent pour rendre justice à cet homme, devenu si sage en vivant pourtant un cauchemar. C'est rare de faire un film qui dépasse la fonction-même du cinéma.

On se demande quel est son secret pour avoir tenu si bon…
Tahar Rahim :
Bah, je le lui ai demandé. Je ne saisissais pas. Quand je lui ai parlé la première fois via Skype, j'ai découvert un soleil, un homme drôle, avec un sens de l'humour fin… Il a la vanne facile. C'est presque un stand-upper. L'hospitalité qu'il dégage a rempli la salle malgré l'écran qui nous séparait.

"A un moment, je ne ressentais plus la faim."

A quel point la transformation physique vous a-t-elle permis d'approcher le rôle ?
Tahar Rahim :
J'ai fait un régime très difficile, j'y suis allé violemment. Je ne mangeais que de la protéine, en très petite quantité : 5 blancs d'œuf et 2 escalopes de poulet par jour. J'avais peu de temps et je voulais matcher pour le rôle, c'était trop important pour moi. J'ai vite maigri. J'ai par ailleurs voulu me rapprocher également des conditions réelles de détention, en portant de vraies menottes, en étant dans des cellules froides, en faisant des simulations de noyade… Tout ça m'épuisait. A un moment, je ne ressentais plus la faim. Du coup, physiquement, tous les sens sont accrus : un son qu'on n'aime pas frappe à la tête encore plus fort. On perçoit les énergies de l'autre avec acuité, qu'elles soient positives et négatives. Je n'avais jamais ressenti ça sur un plateau, je me suis abandonné à mon instinct.

Vous êtes fan à la base de Jodie Foster. La rencontre a-t-elle été à la hauteur des attentes ?
Tahar Rahim :
Largement ! Elle était formidable, par sa nature profonde… Elle met à l'aise sans le vouloir. J'ai été intimidé pendant une petite demi-heure et après on était deux partenaires venus servir un film.

Tahar Rahim et Jodie Foster dans "Désigné Coupable". © Metropolitan Filmexport

Quand on propose un rôle d'arabe à Hollywood, c'est souvent celui de terroriste…
Tahar Rahim :
Là, c'est justement l'inverse. C'est la première fois qu'il y a un héros arabe au centre d'un film hollywoodien. Franchement, je n'ai pas d'autre exemple. C'est arrivé dans les séries, j'en ai fait une. Avec Kevin Macdonald, on voulait que personne ne perde de vue qu'il est la victime d'un système mais qu'il ne se comporte pas en tant que telle. A aucun moment, on doit le rendre physiquement autre que ce qu'il est vraiment ; en l'occurrence, un mec avec les cheveux courts, sans barbe… Et ça, c'était très important par rapport au processus d'identification, notamment de la part de l'audience américaine. Si on garde la même narration et que j'appelle le personnage Michel, le film tient debout de la même façon.

"J'ai grandi avec l'addition des cultures, c'est ça mon pays"

Puisqu'on évoque la représentativité des hommes arabes au cinéma, avez-vous manqué de modèles à ce niveau ?
Tahar Rahim :
Oui… Si je suis fou du Nouvel Hollywood et du cinéma des années 70, c'est parce que je ne m'identifiais à ce que je voyais dans le cinéma en général, et particulièrement dans le cinéma français. Il n'existait pas de représentation des gens issus de ma strate sociale : mes voisins, ceux que je voyais par la fenêtre, le papa qui travaillait au marché, la maman qui allait au bureau… Au cinéma et à la télé, les personnages ne leur ressemblaient pas. C'est dans le Nouvel Hollywood que je les ai trouvés, avec les mêmes problématiques, réflexes, histoires d'amour, complications économiques, rêves, avec aussi des histoires d'immigration. Je n'avais pas de modèle de cinéma en France. J'ai trouvé mes héros ailleurs.

Vos choix artistiques, très éclectiques et nomades, traduisent un vrai goût du multiculturalisme. D'où vient-il ?
Tahar Rahim :
De mon enfance… Dans le quartier de Belfort où j'ai grandi, il y avait des gens de partout, d'origines asiatique, turque, yougoslave, espagnole, portugaises, nord-africaine, africaine, allemande… Des gens du voyage. On a grandi ensemble et on découvrait nos différentes cultures en allant chez les uns et les autres, en jouant au foot, en faisant les 400 coups… J'ai grandi avec l'addition des cultures. Et c'est ça mon pays. C'est fascinant de découvrir une culture. Mon goût du voyage vient de là. Mon attrait pour le cinéma étranger, aussi. Quand je tourne par exemple chez Asghar Farhadi, il me raconte sa société, ses choix, sa vie… C'est ultra enrichissant.

"Plutôt que de chercher des différences, j'aime bien savoir ce que j'ai en commun avec quelqu'un"

Kevin Macdonald loue beaucoup votre empathie. A quoi la devez-vous ? Est-ce d'ailleurs pour ça que vous êtes acteur ?
Tahar Rahim :
Bonne question… (réflexion) Je ne sais pas. Il y a beaucoup de gens remplis d'empathie qui ne sont pas acteurs. Dans ma manière d'explorer ce métier, je me fais l'avocat du diable pour comprendre les personnages; ça rend plus indulgent. On questionne un comportement en permanence et on lui trouve des circonstances atténuantes. L'empathie vient en tout cas de l'éducation, de l'enfance, de ma mère beaucoup, de mes frères et sœurs, des rencontres, des voyages, de la curiosité... Plutôt que de chercher des différences, j'aime bien savoir ce que j'ai en commun avec quelqu'un.  

Tahar Rahim dans "Désigné Coupable". © Metropolitan Filmexport

Après Un prophète, pour lequel vous avez notamment remporté deux César, vous disiez n'avoir pas assez profité de la gloire. Savourez-vous désormais ce qui vous arrive ?
Tahar Rahim :
Oui ! J'ai gagné en maturité. Je n'ai pas pu profiter car j'avais peur de devenir quelqu'un d'autre, un mec avec la grosse tête, de succomber au chant des sirènes… Je ne pensais pas être capable d'autant me surprotéger au point de ne pas profiter de certaines choses, comme d'être acteur du présent. J'étais toujours dans une anticipation du futur ou dans un souvenir du passé. Et j'ai décidé que ça ne sera plus le cas. Je me projette moins qu'avant. Rien n'est gravé dans le marbre.

Dernière chose : avez-vous toujours aussi bien parlé anglais ?
Tahar Rahim :
Ah non, j'ai bossé (rires). Et je continue de le faire… J'ai toujours affectionné cette langue. Le cinéma et la musique américains m'ont bercé. Ma sensibilité est plus anglo-saxonne. Le fait de travailler avec des réalisateurs étrangers, ça aide aussi. On baragouine et ensuite on progresse. Avec The Looming Tower, tout a basculé, je devais sonner américain. J'avais un coach avec qui je m'entrainais 4 heures par jour pendant 4 mois et un autre sur le plateau pendant 4 autres mois. J'ai continué à bosser, à écouter CNN le matin, à lire à haute voix, c'est un travail de tous les jours.