Stéphanie Pillonca : "Je n'aime pas l'humanité quand elle divise"
"C'est toi que j'attendais" (en salles le 22 décembre) est un documentaire bouleversant qui s'intéresse à l'adoption, avec retenue et pudeur, par le prisme de plusieurs trajectoires d'hommes et de femmes. Nous sommes allés à la rencontre de sa réalisatrice: la solaire et si humaniste Stéphanie Pillonca. Entretien.
Quelle a été l'impulsion de ce projet ?
Stéphanie Pillonca : Lorsque je suis devenue maman de mon premier enfant, une de mes amies l'a aussi été par le biais de l'adoption. Nous avons passé les mêmes nuits blanches et endossé la même responsabilité avec le même but commun : accompagner nos enfants dans leurs vies, veiller sur eux, les propulser. Nos angoisses étaient les mêmes face à eux. Mon amie était allée chercher son enfant de si loin... Je ne connaissais pas du tout l'univers de l'adoption. Pour C'est toi que j'attendais, j'ai beaucoup travaillé sur les réseaux sociaux. Un jour, par hasard, je suis tombée sur un témoignage, face téléphone, d'une jeune fille de 20 ans qui cherchait sa mère. Soudain, un monde s'est ouvert à moi : celui d'un nombre incroyable de personnes en quête d'un parent, surtout la maman. Cela m'a troublée. J'ai très vite constaté qu'il y avait des réseaux actifs de généalogistes, de bénévoles, de gens qui aident à la recherche autour de ce sujet tabou et sensible… Vous savez, on est les seuls à ne pas permettre l'accès aux origines afin de protéger les mères de l'ombre, ce qui est normal… Mais il y a une opacité contre laquelle beaucoup se battent. Des plaintes ont déjà été déposées contre des cliniques, des hôpitaux, parce qu'il y a encore peu de temps, lorsqu'on naissait sous X, les services sociaux faisaient tout pour qu'on ne puisse pas retrouver ses origines, jusqu'à changer le jour ou le lieu de naissance. Cela m'a beaucoup interpelée. Un producteur, qui avait vécu ça (parce que couple adoptant), voulait traiter du sujet. Pour ma part, je voulais vraiment y entrer par plein de côtés, et non de manière unilatérale. C'est pourquoi je me suis intéressée à une mère de l'ombre, à quelqu'un né sous X et des couples qui essayent d'adopter, qui mènent un parcours du combattant et qui subissent de longues attentes…
Comment vous y prenez-vous pour choisir les personnes que vous allez suivre ?
Stéphanie Pillonca : C'est très particulier… C'est la première fois que les services d'adoption en France autorisent un tel tournage. Il y a eu des reportages à la télé avec la rencontre d'un bébé né sous X, des pupilles et de parents adoptants… Mais on a toujours saisi ces instants au son, ou de très loin… Nous, on a par exemple vu cette petite fille avant ses parents adoptifs. C'est la première fois que la tutrice de Paris, en charge des pupilles, accepte qu'on filme un instant pareil. Et cela a été un gros travail de convaincre et rassurer. J'avais fait pas mal de films sur le handicap et je crois que ceux que je filme ont compris que je ne les trahirais pas, que je ferais les choses avec pudeur… J'ai ainsi pu passer un mot à l'attention de 600 personnes à Paris ayant leur agrément ou attendant de l'avoir. Je voulais qu'ils me racontent leurs difficultés et qu'ils me permettent de les accompagner. C'était un gros pari. J'ai vu 200 couples via des réunions sur Zoom, des déjeuners, des petits-déjeuners, etc… Et ce, à travers toute la France. Le rapport de confiance a été immédiat et ce qui m'a plu, c'est qu'avant de choisir, j'ai pu les voir en prenant mon temps, avec des entretiens très longs… Je voulais vraiment que tout le monde soit OK avec ma démarche. Il était hors de question de les prendre en traitre. Il fallait qu'ils soient au courant de tout : les dangers, les écueils, les prises de risques avec quelqu'un qui est là pour raconter des moments douloureux leurs vies… Ces personnes témoignent par ailleurs d'une France plurielle, une France d'aujourd'hui, que j'avais vraiment envie de filmer telle quelle.
"L'émotion au cinéma, je l'aime quand (...) elle est amenée avec délicatesse, suggérée."
Vous vous faites très petite sur le tournage. On sent que vous vouliez presque faire disparaître votre caméra. Quel est votre dispositif de filmage ?
Stéphanie Pillonca : C'est toi que j'attendais est mon huitième film. Et comme tous les précédents, je l'ai tourné avec la même équipe. Nous sommes quatre : un ingénieur du son, un assistant parce qu'il y avait beaucoup de gens à gérer et de rushes à traiter et un chef-opérateur. Et moi j'ai un sac à dos avec ma valise lumière, je tire les pieds de caméra, je réserve pour manger, j'organise le tournage... (rires) Le documentaire, c'est la démerde. Nous n'avions qu'une caméra sans assistant caméra. De toutes les manières, si on est trop nombreux, les gens ne sont plus pareils. Il faut que ceux qu'on filme nous oublient.
On sent une volonté claire de votre part de ne jamais être dans l'impudeur… Il y a clairement des lignes que vous ne dépassez pas. La caméra s'éclipse quand le moment devient trop intime…
Stéphanie Pillonca : Je déteste racoler, appuyer. L'émotion au cinéma, je l'aime quand on m'invite à l'avoir, quand elle est amenée avec délicatesse, suggérée, pas quand on me la dicte ou me l'impose. Quand on confie un film au spectateur et qu'on lui présente des images, il sait là où il doit aller. On n'a pas à lui dicter le rire ou l'émotion. Pendant le tournage, j'ai été témoin de moments super cinématographiques mais trop putassiers. Et je ne les ai pas gardés, même si certains me disaient que j'avais tort. J'ai vu passer d'incroyables moments de renoncement, de peur, d'abandon, etc… Mais je n'aime pas l'humanité quand elle divise, nous fait violence, nous désunit… Il y a des choses suffisamment violentes pour en rajouter. Quand ça se corse, je préfère filmer des mains, des oiseaux, mettre un voile de pudeur, ce que je trouve bien plus gracieux que l'explication.
Comment nous, les spectateurs, versez-vous vos petites larmes derrière la caméra quand vous assistez à des séquences aussi émouvantes ?
Stéphanie Pillonca : Je n'aime pas les postures. Sur mes films, je pleure du début à la fin. Si je ne pleure pas, ça ne marche pas. Je veux tomber amoureuse des personnages, des protagonistes, comme s'ils étaient des membres de ma famille. J'ai été beaucoup dans la vulnérabilité. C'est fort de se retrouver dans le creux de la vie comme jamais. Avec mon équipe, on était au diapason de leurs émotions et on a vécu des aventures humaines de fou. On pleurait tous, le chef op, l'ingé son… Quand on a filmé la mère adoptive de Silvian, elle nous a dit : "Je ne sais pas si je le verrai ce film". Elle était déjà malade. Quand je suis revenue quelques mois plus tard pour la filmer, elle n'était plus là. Il y a donc une dimension humaine, spirituelle et philosophique qui m'échappe et dans laquelle je me noie tout entière. Et je reste en contact avec chacun d'eux. Je sors de mon rôle de réalisatrice. Je suis totalement impliquée dans ce qu'ils vivent. Vous savez, mes documentaires préférés sont ceux que je n'aurais jamais pu faire : comme Ni juge, ni soumise -je m'effondre si je filme la mère infanticide) ou Itinéraire d'un enfant placé -je lui aurais défoncé la gueule à cette mère qui agresse et violente son enfant.
Le processus d'adoption nous parait si opaque, si compliqué… Qu'est-ce qui vous a révolté le plus dans les parcours d'adoption ?
Stéphanie Pillonca : Il faut distinguer deux choses : là on est dans l'adoption en France de pupilles de l'Etat et non pas dans l'adoption internationale. En France, tout est extrêmement codé, légiféré, surveillé, cadenassé. Ce que j'ai trouvé révoltant et qu'on ne voit pas dans le film, c'est qu'il y a beaucoup d'enfants qui ne sont pas adoptables car les parents ont encore l'autorité parentale et qu'ils renoncent à la lâcher. Ces enfants vivent donc en foyers, en familles d'accueil. J'ai un souvenir terrible d'une petite fille qui marche à peine le long d'un couloir… On m'a dit : "Elle va en famille d'accueil !" Quand on sait le nombre de couples qui l'auraient adoptée… Mais elle n'était pas adoptable parce que ses parents lui envoyaient une petite lettre ou passer la voir de temps en temps. De nombreux professionnels de la petite enfance et des députés veulent changer la loi à ce niveau. Ça, je ne l'ai pas filmé. Mais je m'y attelle pour la suite. C'est terrible de voir des petits de 4-5-6 ans ne pas être adoptés parce que leurs parents démissionnaires n'ont pas été déchus de leur autorités parentales. Quand même un mec qui a tué sa femme peut encore avoir l'autorité parentale… Je trouve par ailleurs que le processus d'adoption est trop long même si on veille à la protection de l'enfance… Adopter, c'est difficile, surtout l'interminable attente. C'est un enfant qui a des blessures et ce, même si on leur parle beaucoup plus qu'avant… On raconte tout aux bébés, rien ne leur est caché sur leur situation. Avant, on n'en parlait pas. Les adoptés qui ont mon âge n'ont pas eu droit à ça.