Rodrigo Sorogoyen (MADRE) : "Le cinéma mérite la prise de risque"

Après l'excellent "Que Dios nos Perdone" et le vertigineux "El Reino", Rodrigo Sorogoyen, 38 ans, signe un récit ample et bouleversant avec "Madre", en salles le 22 juillet. Adapté de son court-métrage homonyme, il y retrace la trajectoire d'une mère désœuvrée qui s'attache à adolescent lui évoquant son fils, disparu dix ans plus tôt. Pour le Journal des Femmes, le cinéaste espagnol revient sur trois facettes de ce portrait.

Rodrigo Sorogoyen (MADRE) : "Le cinéma mérite la prise de risque"
© Le Pacte

Du court au long-métrage

Je dois dire que j'étais un peu fatigué par ces films de genre amples, ambitieux, avec des protagonistes pris dans de multiples rouages. Je voulais aller vers quelque chose de neuf, de plus libre, modeste, petit. Fort du succès d'El Reino, je pouvais m'autoriser ça. Madre est à la base un court-métrage, lequel fait office d'introduction à ce long-métrage (une mère reçoit un coup de fil de son fils, que son père a égaré et qui s'apprête à disparaître, ndlr). Je ne voulais pas laisser Elena dans l'était où elle se trouve à la fin du court, dans ce moment affreux et difficile. J'avais comme volonté de l'accompagner vers la lumière, de l'emmener vers ce voyage reconstructeur. Avec ma co-scénariste Isabel Peña, nous voulions travailler sur une écriture différente, plus intime.

Nous sommes fille et fils uniques, ce qui aide dans l'approche de l'héroïne. Nous avions en tout cas cette envie d'écriture en opposition à nos précédentes collaborations, ce désir de nous prouver qu'on pouvait faire quelque chose de différent en s'attachant à un personnage principal qui, pour une fois, est une femme. En faisant des films, j'essaye de comprendre et de connaître l'autre. Tous les jours, on voit dans les infos, dans la rue, au sein de notre famille… des comportements bizarres qu'on ne comprend pas.

Le cinéma et l'art servent à ça : on a l'obligation de poser les questions et d'observer. Et souvent, mes personnages se révèlent dans des situations extrêmes. Un prof m'a dit un jour que nous sommes tous en représentation dans la vie, donc pas vraiment nous-mêmes, sauf quand nous sommes poussés dans nos propres limites.

Elena, pas si folle

Rodrigo Sorogoyen et Marta Nieto sur le tournage de "Madre". © Le Pacte

Dans notre tableau de scénaristes, on a écrit le mot 'FOLLE' en lettres capitales en prenant soin de le rayer. Car dépeindre notre héroïne comme telle aurait été faux et dangereux. On voulait traiter cette femme comme une personne normale, blessée par une chose horrible.

Elle a le droit à la folie, comme vous et moi. Pour construire ses contours, on a parlé avec des membres d'associations de disparus. Les gens nous y ont expliqué les conséquences de tels drames, la douleur qu'engendre la perte… Au début, ils gèrent et se battent et après ils se laissent couler, avec parfois des phases d'autodestruction, des prises de drogues, d'alcool, des accès d'agressivité envers les autres et des suicides.

A partir du moment où une disparition a lieu, tout est effacé pour ceux qui perdent quelqu'un. C'est ce qui se passe pour Elena, qui s'enfouit dans le chagrin. On l'a bâtie avec les précieux conseils de ceux qui ont bien voulu nous en donner. Dix ans après la disparition de son fils, au début du film, elle est donc dans cet état proche des limbes : une morte vivante. Du coup, on a construit Jean (l'ado qu'elle rencontre et qui lui rappelle son fils, ndlr) comme un personnage libérateur pour elle. Il lui redonne la possibilité d'aimer et de se sentir en vie. Il y avait cette velléité d'histoire d'amour sans sombrer dans quelque chose de mièvre. On s'est posé de nombreuses questions et on a trouvé ça très organique qu'elle trouve l'amour avec Jean et non pas avec un autre homme lambda. Il fallait toutefois le faire avec subtilité et vraisemblance pour ne pas que ça soit trop dérangeant.

L'amour, je crois vraiment que c'est l'unique façon de guérir et d'avancer. Il peut se traduire en pardon. Avec la haine on ne fait que détruire.

Rupture de ton

J'adore changer de ton au fil des œuvres pour ne pas me répéter. Je me sens en phase avec les réalisateurs qui prennent des risques. Je leur dis d'ailleurs merci et bravo. Je ne m'y reconnais pas dans ceux qui font le même film à la chaîne. C'est la prise de risque qui nous intéresse, mon équipe et moi. C'est ce qui justifie qu'on fait du cinéma. Cet art mérite la prise de risque.

J'aime beaucoup utilisé le plan-séquence. C'est un procédé de mise en scène qui pousse toute l'équipe à la concentration maximale. Les acteurs y sont libres, c'est comme au théâtre, ils deviennent les chefs et, inéluctablement, il arrive des choses incroyables. Il y a une confiance spéciale qui se met en place. Pour le spectateur, c'est superbe car il sent la vie se jouer sous ses yeux, il rentre dans cette réalité qu'on construit. C'est la meilleure façon de croire.

On a adoré tourner dans les Landes dont les paysages magnifiques composent le troisième personnage du récit. Il nous fallait trouver un endroit où l'enfant avait pu aller avec son père et se perdre. Dès le premier jour de tournage, on a été sciés par ce paysage incroyable qui change selon les climats, le soleil, les oranges, les jours de beau temps… Nous étions face à une immensité qui rend la perte de cet enfant presque plus invraisemblable. En effet, qu'il se perde dans un lieu aussi vaste et ouvert, et non pas sur un site labyrinthique, ajoute de la sidération. Le grand angle renforce à ce propos l'amplitude du paysage et de la force de la nature.