LA NUIT VENUE : dans l'habitacle sensible et sensuel de Frédéric Farrucci

C'est une vraie promesse de cinéaste ! Avec "La Nuit Venue", en salles le 1er juillet, Frédéric Farrucci livre un premier film atmosphérique, aux références parfaitement digérées, dans lequel se croisent un chauffeur VTC en situation illégale et une call-girl solitaire. Deux oiseaux de nuit comme deux lumières dans l'obscurité. Pour le Journal des Femmes, il revient sur trois facettes de ce projet.

LA NUIT VENUE : dans l'habitacle sensible et sensuel de Frédéric Farrucci
© Jean-Joseph Renucci

La portée fictive

Je suis très féru de cinéma de genre en général, et de cinéma noir en particulier. Sous couvert d'intrigues criminelles, d'histoires généralement assez ludiques, il permet souvent de photographier une époque, de donner le pouls d'une société. Il est exigeant en termes de mise en scène et d'appropriation du territoire. Je suis un profond romantique et mon coscénariste, Nicolas Journet, m'a convaincu de raconter cette histoire d'amour entre un chauffeur VTC et une strip-teaseuse. Benjamin Charbit, également à l'écriture, nous a rejoints dans cette idée. Ce qui me fascine avec les taxis de nuit, c'est justement la nuit, ce moment où la norme et la marge se côtoient plus facilement, où la société est moins clivée. En discutant avec les chauffeurs, on remarque qu'ils viennent d'horizons si variés, de si loin.

C'est une sociologie passionnante sur laquelle on a enquêté. Une légende urbaine a émergé : il y aurait une mafia qui vole des véhicules et des compteurs, équipant des faux taxis et mettant au volant des immigrés clandestins. On n'a pas pu le vérifier mais c'est revenu plusieurs fois. Dans mon film, le contexte de l'immigration est réel tout comme la peinture que j'en fais. Le Paris nocturne qu'on contemple à travers les fenêtres du véhicule, c'est réel aussi. La seule chose inventée, c'est les filières d'immigration clandestine exploitées par une entreprise de VTC.

Pour le rôle-titre, on a d'abord commencé à chercher de jeunes comédiens Français d'origine chinoise. On a vite noté qu'il y avait un problème d'authenticité dans la gestuelle, même dans l'accent souvent forcé. On s'est donc dit, par souci de réalisme et d'intégrité, qu'il fallait des natifs de Chine. Je m'adressais à une communauté qui n'est pas la mienne, très présente sur le territoire et très absente du cinéma français ; je voulais m'en approcher au plus près. Guang Huo est arrivé avec un casting sauvage. Je me suis d'emblée aperçu que la caméra l'aimait. Il est magnétique et très naturel dans son rapport au jeu, dans sa façon de se mouvoir. Il a progressé au fil des jours. Camélia Jordana, je l'aime depuis ses débuts. J'apprécie la chanteuse autant que le personnage public. On s'est dit assez naturellement qu'elle nous intéressait. L'aspect politique du film lui a immédiatement plu. C'était la première fois qu'on lui proposait un rôle de femme affirmée, pas de jeune fille.    

Guang Huo dans "La Nuit Venue". © Jour2Fête

La portée politique

Le monde dans lequel on vit est déshumanisé. Je déplore que ce qui guide le monde, c'est exclusivement l'argent. Tout est organisé autour de lui, au mépris de l'humain et des écosystèmes… J'ai l'impression de vivre dans un monde où on utilise, sans scrupule, les gens, la nature et les animaux pour augmenter le bien-être de certains. Je suis atterré par les dérives capitalistes. Il y a une phrase de Roberto Saviano que j'aime beaucoup et qui dit : "La mafia est l'avant-garde du capitalisme." Elle est toujours là en pointe et perçoit par avance, infailliblement, ce vers quoi le capitalisme nous amène.

Dans le 19ème arrondissement où je réside, c'est difficile d'être heureux avec les images des gens qui souffrent, auxquelles nous sommes quotidiennement confrontés. J'ai vraiment vu arriver les différentes vagues d'immigration et je suis troublé par la façon dont ils sont reçus. Ce pays honnit sa tradition d'accueil. Le système, dans sa désincarnation et sa globalité, s'en fiche totalement. L'ultralibéralisme est bel et bien le méchant de l'histoire que je porte à l'écran et la mafia en est l'une des représentations. L'ubérisation du monde va dans ce sens-là. L'immigration clandestine est le moteur de l'esclavage moderne.

L'immigré clandestin constitue la personne la plus fragile dans un pays, celle qui se sent la moins légitime et qui, du fait des difficultés endurées, va accepter les besognes les plus dures et les moins valorisantes. Ils arrivent chez nous vulnérables après un voyage éreintant et sont souvent utilisés par des mafias intracommunautaires. Le VTC invisibilise souvent la personne qui conduit, en l'occurrence le héros du récit. Cela permet de comprendre en quoi l'ubérisation est un leurre, un procédé qui donne l'impression aux gens qu'ils seront des entrepreneurs alors que ça les met dans de grandes difficultés.

La portée atmosphérique

La nuit, tous les chats sont gris. Comme je l'ai dit plus tôt, les gens qui n'ont pas leur place dans la société le jour peuvent la trouver dans la nuit. Le rôle de la musique est très important. J'ai fait de mon héros un ancien DJ parce que, pour moi, c'était un moyen d'ancrer l'immigration clandestine dans une forme de modernité. Je ne supporte plus ces images archaïques de clandestins qui débarqueraient d'un 19ème siècle africain ou asiatique pour embrasser notre mode de vie. Je discute de manière très régulière avec eux et remarque qu'ils sont issus d'une modernité comme la nôtre, d'un autre contemporain. Ce qu'on a de plus qu'eux, c'est simplement un autre passeport. La musique a donc ici un aspect politique mais aussi esthétique et atmosphérique.

Dans le cinéma noir, il y a une vraie tradition de la musique. Je voulais qu'elle soit planante et Rone a brillé à ce niveau. Je l'écoute depuis quelques années : son travail est cinématographique, mystérieux, mélancolique, très vivant et organique. Ma rencontre avec lui a été un conte de fée, on a eu une compréhension commune instantanée. Il a tout compris de mes ambitions artistiques. Notre collaboration était précieuse, on travaillait ensemble sur l'intention de chaque scène. C'est un musicien tellement subtil qu'il sait toujours trouver les bonnes nuances.

Sur le plan visuel, je peux comprendre qu'on pense à Drive. Mais Taxi Driver est clairement la vraie référence consciente, à la fois sociétale –la souffrance d'un personnage– et esthétique. Si j'aime le côté aérien de Drive, il est en revanche moins ancré dans la société. Ça parle de la violence. Je m'en sens donc plus éloigné thématiquement. L'atmosphère permet vraiment d'entrer d'une certaine mesure dans l'intériorité des personnages. Filmer un territoire, c'est donner la possibilité au spectateur d'entre dans le monde du personnage. Il fallait trouver les néons à Paris, on a beaucoup repéré. Et j'avais ce désir de départ, celle de la rencontre dans une voiture, dans cet endroit clos, protégé, où les personnages voient ensemble la même chose au même moment. Ils partagent un espace-temps. On a beaucoup travaillé au son cette notion de cocon, de lieu amniotique, pour évoquer ce qui se noue entre eux.   

Et plongez-vous dans le récit avec ce podcast où John, le chauffeur que Frédéric a rencontré, nous raconte son histoire, qui est presque celle de Jin…