Camelia Jordana : "La nuit, je suis peinarde"

Dans "La Nuit Venue" de Frédéric Farrucci, en salles le 15 juillet, Camelia Jordana, 27 ans, trouve le meilleur rôle de son début de carrière sous les traits d'une call-girl qui s'entiche d'un chauffeur VTC en situation irrégulière. Un voyage dans un Paris interlope et sensoriel sur lequel l'artiste revient pour le Journal des Femmes.

Camelia Jordana : "La nuit, je suis peinarde"
© LAURENT VU/HAEDRICH JEAN-MARC/SIPA

Révélée en 2009 par l'émission Nouvelle Star sur M6, Camelia Jordana a, depuis sa gloire cathodique, embrassé une florissante double carrière musicale et cinématographique. L'interprète du tube Non, non, non a en effet inscrit son nom au casting d'une quinzaine de longs-métrages depuis ses débuts en 2013, glanant au passage le César du Meilleur Espoir Féminin en 2018 pour Le Brio. Cette année, elle épate dans un rôle à contre-emploi, sombre et hypnotique, dans La Nuit Venue, la première réalisation de Frédéric Farrucci. Fascinante à souhait, elle y incarne une call-girl conduite de nuit par un chauffeur VTC chinois sans papiers, sous le joug d'une impitoyable mafia. Pour le Journal des Femmes, la sémillante artiste nous éclaire sur cette plongée interlope. Entretien.  

Dans La Nuit Venue de Frédéric Farrucci, c'est une nouvelle facette de votre talent que vous dévoilez…
Camélia Jordana :
C'est vrai… Jusqu'à Curiosa de Lou Jeunet, les cinéastes ne m'avaient jamais imaginée dans autre chose que le rôle de jeune femme lumineuse. C'était donc un challenge touchant, ludique et très réjouissant de me retrouver à un autre endroit du puzzle.

A titre personnel, je trouve que c'est votre meilleur rôle.
Camélia Jordana :
Merci, ça me touche d'autant plus que je pense que c'est mon meilleur film en tant qu'actrice. C'est en tout cas mon préféré de tous ceux auxquels j'ai participé. Il y a un travail d'introspection dingue. Dans la vie, je suis lumineuse, solaire et avenante avec les gens. Tout le contraire de mon personnage. Frédéric me demandait de faire la mante-religieuse, d'être plus piquante, secrète, mystérieuse, silencieuse, de tout garder en retenue en donnant le moins possible. Cette démarche pousse à soigner les nuances. La rétention qu'elle engendre amène une tension nécessaire au jeu. Il y avait aussi tout un défi autour de la pole dance.

"Il y avait un défi autour de la pole dance"

Appréhendiez-vous ces scènes justement ?
Camélia Jordana :
Non… J'allais régulièrement à la salle de pole dance où je bossais la chorégraphie. Je me suis imposée une certaine hygiène de vie. Noémie est une femme dont le physique et le corps sont les outils de travail. Cela implique de prendre soin de soi, de manger sainement, de s'entretenir selon les critères de beauté attendus dans cet univers et ces lieux-là.

Aviez-vous des a priori sur le métier de call-girl et sur le milieu de la nuit ?
Camélia Jordana :
Ah non… C'est un monde que je ne connaissais pas et que je ne connais pas plus aujourd'hui. J'ai voulu me l'inventer. J'ai du respect et de l'admiration pour ces femmes que j'observais plutôt comme une gamine regarde les grands faire. Cette héroïne ne traîne pas avec d'autres danseuses, elle n'a pas d'amis, pas de mac, elle est indépendante dans son travail. Je n'ai donc pas jugé utile de rencontrer ce monde.

Camélia Jordana et Guang Huo dans "La Nuit Venue". © Jour2Fête

La Nuit Venue marque la rencontre entre deux oiseaux de nuit. Qu'est-ce qui vous bouleverse le plus quand deux solitudes s'empoignent ?
Camélia Jordana :
Le fait qu'elles soient attirées comme des aimants mais que ça brûle. Les deux protagonistes essayent de fuir leur carcan, leur condition. Du coup, l'un tend l'autre plus vite et plus fort. C'est quasiment mythologique. Les personnages solitaires me touchent. Au cinéma, j'aime les scènes où ils parlent seuls. Plus ils sont isolés à l'image, plus on rentre dans leurs cerveaux.

Frédéric Farrucci dit que la nuit est le moment où la norme rencontre la marge. Etes-vous d'accord ?
Camélia Jordana :
Complètement ! J'adore Fred ! Je trouve ça beau et très juste. La nuit, il y a ceux qui n'ont pas le choix et qui doivent travailler et ceux qui ont la chance de pouvoir vivre. Et ces deux mondes se rencontrent, particulièrement dans les grandes villes. Ça met vraiment en exergue les différences sociales, ça les accentue.

Quelle a été votre plus belle rencontre de nuit ?
Camélia Jordana :
Sébastien Gastine, alias Raoul, un véritable amoureux de la nuit. Il a été mon bassiste pendant des années, notamment sur le premier album. C'est un grand philosophe, engagé, à vif sur des sujets qui lui tiennent à cœur, très à gauche… Il a d'ailleurs fait mon éducation politique de mes 16 à 21 ans. Le grand amoureux de la nuit qu'il est m'a amenée dans des endroits improbables à Pigalle, au cœur du monde du jazz dans le 5ème, dans des lieux marrants, étranges, beaux et fascinants où on croise des personnages extraordinaires.

La nuit est-elle une inspiration artistique pour vous ? Composez-vous à ce moment ?
Camélia Jordana :
Je compose davantage la nuit, oui. La journée, le monde tourne ; ça rejoint ce principe de la norme et de la marge. Je suis cheffe d'entreprise… Je travaille sur plusieurs projets en même temps. Je ne peux donc pas me permettre d'abandonner mon téléphone pendant quatre heures. La nuit, une partie du monde dort : je suis plus peinarde.

"J'adore les trajets en voiture et la proximité que ça crée."

Dans le film, la musique se substitue aux dialogues et permet aux personnages de communiquer, de tisser un lien. Ça vous arrive souvent d'en faire de même ?
Camélia Jordana :
Toujours ! C'est le principe même de la musique. On sait qu'on est amoureux quand on respire au même moment et de la même manière devant un morceau. Tant de chansons verbalisent ma pensée, comme le hip hop, puisque c'est une musique très physique qui, chez moi, engage directement le corps. Et, sinon, il y a plein d'autres choses : le jazz, l'électro, la musique orientale, la musique traditionnelle réunionnaise, la musique bulgare, l'opéra, le classique...

Le film a une portée très politique puisqu'il évoque notamment l'ubérisation de notre société à travers ce chauffeur exploité par une mafia. Etes-vous révoltée par ce système ?
Camélia Jordana :
Evidemment ! C'est la première chose qui m'a conquis quand j'ai lu le scénario : cet engagement. Frédéric m'a emportée. Je rejoins ses convictions. On a cet engagement commun qui transpire des pores de notre art. J'habite à Paris en 2020 et je voyage beaucoup… Par la force des choses, je prends les VTC, c'est vrai, mais j'essaye de le faire le moins possible. De toutes les façons, je passe mon permis en ce moment donc j'espère arrêter d'en prendre et d'être plus autonome. Il existe un esclavage contemporain impulsé par le capitalisme. Mais c'est un système qui s'effondre.

"Il existe un esclavage contemporain impulsé par le capitalisme"

Vous croyez ?
Camélia Jordana :
Bien sûr. Ça ne marche plus leur truc. Des gamines de dix ans sont dans la rue devant des parlements européens et commencent à le dire.

Revenons deux secondes sur cette histoire de permis. Pourquoi le passez-vous si tardivement ? Aviez-vous peur des voitures ?
Camélia Jordana :
Ah non, je n'ai pas peur. Au contraire. J'adore conduire. J'ai quitté ma province à 16 ans et j'ai passé ma vie dans des voitures, des vans, des taxis, en tournée… sans me poser. J'ai profité du confinement pour réfléchir à tout ça et de la première phase de déconfinement pour passer mon code, que j'ai eu du premier coup, et mon permis. J'adore les trajets en voiture et la proximité que ça crée quand on est avec quelqu'un d'intime.

Avez-vous eu d'autres déclics pendant le confinement ?
Camélia Jordana :
Disons que j'ai réussi à être au même endroit pendant plusieurs jours. J'ai fait du sport presque quotidiennement, j'ai pu cuisiner très équilibré, très sain, très bon, c'était agréable.

"Le racisme existe profondément et ce n'est pas nouveau."

Que faites-vous quand vous êtes seule ?
Camélia Jordana :
J'adore être au piano, faire de la musique sur mon ordi, c'est ce que je préfère. Je regarde des films. Et dans mes errances nocturnes, j'écoute du jazz. Ces derniers temps, Chet Baker m'a beaucoup accompagnée la nuit.

Camélia Jordana dans "La Nuit Venue". © Jour2Fête

Le lieu amniotique des personnages de La Nuit Venue est la voiture. Quel est le vôtre ?
Camélia Jordana :
Chez moi ! Et ce, depuis peu. Ça fait dix ans que je suis à Paris et j'avais beau être à la maison, je ne m'y suis jamais pour autant senti chez moi. C'est le cas depuis novembre et c'est bon, chaud, rassurant. J'ai réussi à construire un lieu sécuritaire ; ce qui est nécessaire quand on a une vie comme la mienne et qu'on bouge beaucoup. Le monde autour est si bruyant et tourne vite. Un chez soi à l'abri de tout est primordial.

Une quinzaine de films et un César en sept ans de carrière ciné… Pas mal, non ? Quel regard portez-vous sur cette trajectoire fulgurante ?
Camélia Jordana :
Je me dis que j'ai une très bonne étoile. Je travaille beaucoup et, à l'avenir, j'aimerais faire de plus en plus de films d'auteur tout en les conciliant à des œuvres populaires. Je veux interpréter des personnages différents de moi : une femme psychotique, une grande amoureuse, un homme…

Vous êtes devenue, par vos prises de position et votre engagement, une figure emblématique pour certaines jeunes…
Camélia Jordana :
(elle coupe) Je ne me vois pas comme ça… D'autant plus que les générations du dessous m'éduquent, me surprennent, m'apprennent. Les plus jeunes nous enseignent tant et vont plus vite. Ils sont plus au taquet, plus documentés. Greta Thunberg est par exemple une figure héroïque. (Réflexion) Quand j'entends quelque chose qui me mécontente, je dis toujours devant tout le monde les choses de manière cash et spontanée. Je manifeste mon désaccord que je sois sur un plateau télé, chez moi ou dans la rue. C'est ma personnalité. Il faut désormais que j'adapte le ton de mon propos, selon où je suis, pour qu'il soit mieux entendu.

Après les attentats de Charlie, vous avez dit que vous aviez subi le racisme. Est-ce encore le cas aujourd'hui ? Est-ce que le vent tourne ?
Camélia Jordana :
Le vent ne tourne pas, au contraire. Quand on parle de racisme, ça réveille encore plus les gens racistes. Ça les fait sortir de leur terrier, pour ceux qui avaient la décence de s'y cacher jusqu'alors. Le racisme existe profondément et ce n'est pas nouveau.

Pensez-vous que les marches de ces dernières semaines et l'écho qu'elles ont eu saperont tout de même le racisme décomplexé ?
Camélia Jordana :
Non, Zemmour est toujours chroniqueur à la télévision.