Lotfi Abdelli, couteau-suisse artistique venu de Tunisie

Artiste multi-casquettes, Lotfi Abdelli, 48 ans, est à l'affiche le 13 novembre du drame sociétal "Noura Rêve" de Hinde Boujemaa. Il incarne, avec force et nervosité, un mari taulard trompé par sa femme. Portrait.

Lotfi Abdelli, couteau-suisse artistique venu de Tunisie
© Mohamed Hammi/SIPA

Il n'a pas froid aux yeux. C'est un homme libre de ses choix, de ses convictions. Il est de ceux qui enfourchent une moto pour aller à contre sens de l'autoroute sociétale. Au fil des années, par ses prises de position et ses virages artistiques, Lotfi Abdelli est devenu une voix importante de son pays, la Tunisie.
Né le 14 mars 1971 à Tunis, il est le fils unique d'un père et d'une mère infirmiers. "C'est un avantage parce qu'on est gâté mais quand les parents prennent de l'âge, c'est difficile de tout gérer seul", explique-t-il. Raison pour laquelle il veut "un maximum d'enfants" –il en a pour l'instant deux, âgés de trois et quatre ans. Le petit Lotfi grandit dans la Médina –quartier dans lequel il vit encore, dans une vieille maison qu'il a restaurée– et qualifie son enfance de belle et joyeuse. "On n'avait pas les moyens mais on ne savait pas vraiment qu'on était pauvres. Mes parents faisaient partie d'une génération autosuffisante qui ne râlait pas", poursuit-il.

L'école ? Ce n'est clairement pas sa tasse de thé. Il préfère jeter l'éponge trois ans avant le bac. L'adolescent qu'il est n'a pas de grands rêves dans son escarcelle. Que des petits souhaits prosaïques et pragmatiques qu'il réalise cinq fois sur cinq. "Je n'ai jamais voulu être connu et devenir acteur", admet-il. Sa fibre artistique, il la découvre lors d'une rencontre quasi amoureuse, en pleine rue, avec le break-dance.

Lotfi Abdelli et Hend Sabri dans "Noura Rêve". © Paname Distribution

Les années 80 lui mettent le hip hop dans le sang et, très vite, il passe ses journées à danser dans les rues de la capitale tunisienne avec ses amis, devenant ainsi des pionniers en la matière. "Jusqu'à aujourd'hui, quand mes ennemis veulent m'atteindre quand je m'exprime, il m'insulte de danseur", lâche-t-il, mi amusé mi lassé, lui qui n'a jamais eu honte de danser. "Je les emmerde les gens !" C'est dit. Lotfi approfondit sa connaissance du geste, s'oriente vers la danse classique, le ballet, confiant que cette discipline le rend "bien et libre" et lui a appris "la rigueur et la gestion des difficultés".  

Du geste à la parole   

Dans les années 90, la danse contemporaine investit le pays, puis la danse-théâtre, sous l'impulsion internationale d'artistes majeurs comme Pina Bausch. D'un coup, l'interprétation s'invite sur les planches et Lotfi l'embrasse. Il dit des petites phrases. Il joue. Et il aime ça. C'est ainsi qu'il est repéré et qu'il rejoint la pièce de théâtre à succès Les Oiseaux du Paradis. L'effet boule de neige se poursuit et, séance tenante, les pontes locaux du cinéma et de la télévision s'offrent son talent. Il se retrouve bientôt face à un colosse du cinéma tunisien : l'acteur Fethi Haddaoui. Et les séries dans lesquelles il joue, très prisées et regardées pendant le mois du Ramadan, font grimper sa notoriété à vitesse grand V, l'ouvrant à un public beaucoup moins restreint que celui de la danse, du théâtre ou du cinéma. Galvanisé, il lance aussi, il y a une dizaine d'années, le premier one-man-show de l'Histoire de son pays. "Je ne suis peut-être pas brillant mais je me trouve drôle. Le rire a été une arme. Il m'a protégé de la pauvreté, de la délinquance dans laquelle sont tombés des cousins qui ont fait beaucoup de prison. Rire c'est se moquer de tout, c'est la soupape, le remède. C'est l'intelligence qui s'amuse."

Lotfi Abdelli et Hend Sabri dans "Noura Rêve". © Paname Distribution

Son dada ? Parler de la schizophrénie des Tunisiens. "Les arabes sont comme ça en général. Quand il y a des tabous, que la religion est très présente, ça arrive. Ils veulent tout ce qu'un européen a, tout ce qu'un laïc a, tout ce qu'un bon musulman a, boire du vin sans être puni par Dieu… On est ça, c'est notre nouvelle identité !"

Quand, à la fin de l'année 2010, la révolution commence suite à l'immolation par le feu de Mohamed Bouazizi, vendeur de légumes ambulant de vingt-six ans, Lotfi Abdelli se joint à la colère nationale en prenant tous les risques. Caché quelque part –il ne dira pas où–, il poste une vidéo sur Facebook dans laquelle tout son peuple le voit ordonner à Ben Ali de démissionner. Et ce, au péril de sa vie, lui qui risque à ce moment la prison ou l'assassinat. "Je voulais apporter mon souffle au printemps arabe", assure-t-il. Quatre jours plus tard, Ben Ali tombe.

"NOURA RÊVE // VOST"

Toujours en flux tendu entre théâtre, télévision et cinéma, Lotfi Abdelli brille en cette fin d'année dans Noura Rêve de Hinde Boujemaa dans lequel il campe un taulard qui sort de prison cinq jours avant la mise en application de son divorce. Mais il se rend très vite compte que sa femme le trompe dans un pays où l'adultère est passible de cinq ans de prison. "Ce film, c'est comme si on mettait une caméra dans une famille intérieure tunisienne, une groupe de gens qu'on regarde sans filtre. Ce n'est pas joué, il n'y a pas d'effet, c'est naturel et humain. Toute sa force tient à ça. On nous a longtemps appris à travers le mauvais cinéma égyptien qu'il n'existe que de bonnes fins, avec une bonne morale et un jugement sur les gens supposés méchants. Alors que, au bout du compte, le bien et le mal est en chacun de nous." Ça sera le mot de la fin.