NOURA RÊVE, une auscultation battante de la Tunisie par Hinde Boujemaa

Formée à l'école du documentaire, la cinéaste Hinde Boujemaa livre un état des lieux implacable de la société tunisienne avec l'épatant "Noura Rêve", en salles le 13 novembre. Elle y suit la trajectoire d'une femme qui tente de divorcer, à cor et à cri, tout en étant soupçonnée d'adultère. Pour le Journal des Femmes, elle commente trois aspects de son oeuvre.

NOURA RÊVE, une auscultation battante de la Tunisie par Hinde Boujemaa
© Jdidi Wassim / SOPA Images/Sipa /SIPA

NOURA RÊVE, l'exploration du rapport homme-femme

Le rapport homme-femme m'a toujours interrogée. Il y a autant de rapports qu'il y a de couples. Ce qui m'intrigue, personnellement, c'est de savoir comment on peut y être coincés sans être heureux. La génération de nos parents avait un sens du sacrifice et de l'intérêt suprême de la famille. On faisait culpabiliser les gens avec le divorce, lequel rendrait les enfants obligatoirement malheureux. Ces faux arguments demeurent. Beaucoup de divorcés vont bien et ont su gérer les choses.
La question est de savoir pourquoi certains restent tributaires du regard des autres, à commencer par celui de la famille proche, quand on sait qu'il y a une possibilité d'être plus épanouis. Hélas, en Tunisie, comme ailleurs parfois, le couple n'est pas uniquement soumis à son propre désir mais à la manière dont il existe au sein de la société.

La loi sur l'adultère qui existe chez nous vient en réalité de loin : c'est le "Tu ne commettras pas l'adultère" des 10 commandements. Et elle a traversé les temps. On ne sait pas pourquoi la femme doit accepter cette blessure plus que l'homme, qui ne veut a priori pas être humilié. En France, l'adultère est considéré comme une faute civile. Aux Etats-Unis, 12 états l'interdisent encore. On voit des soubresauts partout sur une loi qui concerne en réalité trois personnes. Tout ça doit rester personnel. Au lieu de ça, on envoie en prison, on punit ou on décide de l'avenir d'un enfant. Ça ne devrait ni être pénal ni une faute civile. Ce n'est pas possible de fonctionner comme ça. Comme si aimer était aussi diabolique qu'un attentat. Il n'y a pas de raison qu'un homme puisse aimer très librement après 50 ans et qu'une femme qui tombe amoureuse à ce moment ne soit plus regardée de la même manière.

Une mise en scène sensorielle

Je l'ai voulue très proche des corps. Que ça bouge, que ce soit viscéral. Beaucoup de scènes ont été filmées avec deux objectifs. Mais au montage, j'ai trouvé qu'il fallait que j'utilise quelque chose de plus large afin de voir comment le mécanisme familial fonctionne. Au commissariat, j'ai procédé de la même façon. Il fallait qu'il y ait, entre les plans serrés, des respirations. J'ai banni l'idée de tourisme extérieur. La vie extérieure n'est créée que par un travail sur le son. Mon souhait était de rester dans quelque chose d'organique, au sein des lieux et des personnages. Sortir de tout ça m'aurait fait perdre en tension.

La lumière de ce film, c'est mon ADN, ma mixité, moi qui suis de mère belge et de père tunisien. Quand on est enfant de couple mixte, on baigne dans des images différentes. Il y a par exemple d'un côté le ciel bleu de Tunisie -très surexposé en été au point de ne pas pouvoir y tourner car ça écrase l'image- et de l'autre le ciel gris de Belgique… J'ai quelque part, consciemment ou inconsciemment, rassemblé ces deux identités visuelles en privilégiant le vert et l'orange, en bossant sur des couleurs qui créent cet univers particulier dans lequel je me sens confortable.

La seule influence ici, c'est Bergman, premier féministe sur certains films. C'était un avant-gardiste, je suis admirative de son œuvre. Je suis aussi très touchée par les peintres flamands. A Bruges, j'ai fait beaucoup de musées avant le tournage pour admirer ces toiles où l'on voit des points de lumière précis qui se dégagent ici-et-là. Quand je filme, je veux toucher les cinq sens du spectateur, le titiller. C'est tout un enjeu qui n'est pas toujours facile à atteindre. C'est une recherche perpétuelle. 

Une actrice exceptionnelle

Hend Sabri a fait pas mal de séries égyptiennes dramatiques mais elle n'a jamais vraiment investi le drame de manière filmique et organique. Au départ, je voulais prendre des acteurs inconnus et faire un casting sauvage. J'ai rencontré d'autres personnes -pas beaucoup- et je me suis dit à un moment "Vas-y, rencontre Hend Sabri, Lotfi Abdelli…  Ne jamais dire jamais". Au bout du compte, on s'est casté un peu les uns les autres. Ils me jaugeaient en tant que réalisatrice et se demandaient sûrement où j'allais les amener. Tous les deux, très populaires en Tunisie, étaient arrivés à un moment de leur carrière où ils avaient envie d'aller ailleurs. On a en définitive le même langage et le même ressenti sur ce projet. Pour Hend Sabri, l'enjeu était de l'amener dans un milieu qu'elle connaissait moins, celui de la délinquance. Il fallait travailler sur le physique, la manière d'être des femmes de la rue, procéder à une désophistication. On a beaucoup cherché le personnage toutes les deux, notamment dans les premiers jours de tournage. On s'interrogeait sur chacun de ses gestes. On a façonné l'héroïne jusqu'à ce qu'elle intègre toutes les propositions communes.

Ce qui nous réunit toutes les deux, c'est qu'on est des femmes de plus de 40 ans avec des questions existentielles et personnelles. Des interrogations sur le fait d'être maman ou sur la manière dont on sent le regard changer sur nous : elle en tant qu'actrice de plus de 40 ans et moi en tant que femme. La direction d'acteurs est en tout cas très travaillée mais pas chorégraphiée. On lit les scènes ensemble pour la cohérence et on travaille sur tout ce qui se passe en dehors du film. On parle du ressenti de chacun. Il ne fallait pas lâcher la tension. Sur le plateau, je suis dictatoriale mais personne le sait (rires). Je pose toujours les enjeux et je les laisse me donner des solutions. On bosse de manière transversale.        

"NOURA RÊVE // VOST"