Les quatre vies d'Audrey Diwan, réalisatrice de MAIS VOUS ETES FOUS

Elle a été écrivaine, éditrice et journaliste avant de devenir scénariste et réalisatrice. Son premier film, "Mais vous êtes fous", en salles le 24 avril, est épatant de maîtrise. Audrey Diwan, 39 ans, raconte ses vies.

Les quatre vies d'Audrey Diwan, réalisatrice de MAIS VOUS ETES FOUS
© Manuel Moutier

Après avoir co-signé les scénarios de La French, Ami-ami ou HHhH, Audrey Diwan aborde, à l'éclatante aube de la quarantaine, un virage logique : celui de la mise en scène. Mais Vous êtes Fous, adapté d'une folle histoire vraie, marque ses premiers pas derrière la caméra. La belle brune, souriante et déterminée, y dirige pour l'occasion Pio Marmaï et Céline Sallette, deux acteurs en état de grâce qui forment un couple (avec enfants) tentant de ne pas perdre pied après que le papa a contaminé à la cocaïne l'ensemble de sa famille. Tendu, efficace et terriblement saisissant, ce long-métrage devrait faire parler de lui et imposer Diwan comme un talent cinématographique à suivre de près. Une jolie consécration pour l'intéressée qui, depuis ses débuts professionnels, multiplie les partitions. Elle évoque d'ailleurs son parcours en le comparant à " des strates qui se superposent ". Retour sur son imposant CV.

"MAIS VOUS ETES FOUS"

Audrey, la journaliste

"J'ai fait des études de journalisme et de sciences politiques. A l'époque, j'éprouvais un véritable amour pour le journalisme culturel. J'ai eu la chance d'intégrer l'équipe du magazine indépendant Technikart où j'ai écrit sur les bouquins. J'ai passé les premières années de ma vie professionnelle à lire, ce qui a étoffé mes connaissances sur la littéraire contemporaine, moi qui étais très tournée vers les classiques. On avait une seule connexion internet au bureau, c'était un journalisme de terrain, il y avait des discussions, des rencontres… L'idée de baigner dans la littérature et d'aller vers les auteurs, c'était un premier pas vers l'écriture.
Le journalisme a toujours été pour moi le début de quelque chose qui était possible. C'est un métier de vocation pour qui est curieux. Cette curiosité vient peut-être du fait que je n'ai jamais beaucoup dormi et que j'ai passé des nuits à bouquiner. J'ai toujours aimé les histoires. Il me plaisait de vivre toutes ces aventures qui vous donnent le sentiment d'avoir le don d'ubiquité. Après Technikart, je suis passée chez Glamour. Et quelque temps plus tard, alors que j'avais envie de devenir scénariste, j'ai reçu une proposition super tentante : celle de créer le journal gratuit Stylist. J'ai vécu une expérience de presse formidable. On était libres, on pouvait réinventer les choses, transmettre des idées, travailler longuement sur les couvertures… J'ai achevé ma carrière journalistique sur une note fantastique, joyeuse et porteuse."     

Audrey, la romancière et éditrice

"J'ai toujours su que je me destinais à l'écriture. Mon lien le plus fort avec les mots se nouait autour de la fiction romanesque. Mon premier livre était un document (Confession d'un Salaud, avec Fatou Biramah chez Denoël). Le temps m'a permis de trouver l'endroit exact de mon désir littéraire. J'ai écrit un premier roman dont je n'étais pas satisfaite. Et le second a plu à Guillaume Robert chez Flammarion. On a fait deux livres ensemble : La Fabrication d'un mensonge et De l'autre côté de l'été. Il y a tellement de livres qui sortent en librairie, du coup, à chaque fois, il me fallait être certaine de mon propos et de la nécessité de dire les choses.
Quand j'ai découvert mon premier roman en format physique, c'était fou parce qu'il y a quelque chose de performatif entre le moment où on veut devenir écrivain et le moment où le livre existe. J'ai reçu un prix à Saumur remis par Claude Chabrol. J'ai passé la nuit à parler de cinéma et de littérature visuelle avec lui. Je me suis dit que je pouvais peut-être devenir scénariste. J'ai d'ailleurs vite compris que l'écriture scénaristique me convenait plus, cette idée de regarder le réel et d'aller vers la fiction tout en faisant converger ces notions. J'ai également été éditrice extérieure et free-lance chez Denoël pendant environ quatre ans. J'assistais à des tables rondes avec des personnalités diverses contradictoires et très fortes. C'était formateur."

Audrey, la scénariste

"J'ai commencé par écrire pour la télé, en même temps que mon activité de journaliste. Il y avait de l'expérimental sur Arte avec Twenty Show, un unitaire pour TF1 et j'ai aussi travaillé sur la série Mafiosa avec Éric Rochant. Il a été très pédagogue, notamment sur sa manière d'envisager la fiction. Ces rencontres sont fondamentales quand on apprend par tâtonnement. Je dis ça mais j'ai tout de même suivi une summer session à l'UCLA. C'était intéressant. J'ai l'impression d'être hybride et de me forger ainsi. Sur Mais vous êtes fous, je voulais insuffler une dimension 'film d'auteur' tout en y ajoutant ce que j'ai appris par le biais d'autres expériences de cinéma : comme cet amour des films noirs de Cédric Jimenez, avec qui j'ai coécrit Aux yeux de tous et La French. Je voulais en faire un thriller intime, être dans l'enclos de sentiments restreints, avec du suspense.
L'idée de faire advenir les choses me fascine. Le scénario, c'est comme une machine qui s'enclenche, qui naît d'un état solitaire, à partir de rien, une sorte de pouvoir magique… C'est incroyable de voir la dynamique que ça lance, laquelle fait intervenir plein de champs de compétences et de corps de métiers. Ce qui me plait, c'est l'exploration des mondes pour trouver le mien. Je n'agis pas par décalque, je n'aime pas ça. Je dirais que je suis aussi portée par une génération de cinéastes qui ont mon âge. Quand j'ai vu Naissance des pieuvres, le premier film de Céline Sciamma, ça m'a parlé intimement. J'aime Julia Ducournau, Rebecca Zlotowski… J'ai vraiment le sentiment d'être portée par une pulsion générationnelle."

Audrey, la réalisatrice

"C'est prendre et accepter une responsabilité forte que de passer derrière la caméra. Il ne peut pas y avoir de légèreté dans cette démarche. Il faut honorer la confiance que de nombreuses personnes nous accordent. Il était primordial d'être précise dans mon désir. J'ai mis du temps à me remettre sur un projet. J'ai attendu que ma vision soit claire, et c'était le cas sur Mais vous êtes fous. Je voulais rouler sur une route qui soit la mienne. Je n'avais jamais fait de court métrage en plus. J'avais des appréhensions folles. La veille du premier clap, j'ai eu tellement peur que je me demandais si j'allais survivre. Je me disais dans ma tête : 'A quel moment t'as cru que c'était une bonne idée de faire ça ?' Et j'ai finalement été emportée par l'instant, par le réel, par un exercice que j'ai répété tant de fois dans ma tête…
La logique de l'instant a tout gommé, même la présence intimidante de Valérie Donzelli sur le plateau, dont j'adore le travail de cinéaste. Je disais à l'équipe comment j'ai pensé les choses et je me laissais simplement porter par le rythme soutenu des prises. Dans la première partie du film, je trouvais important qu'on soit dans la sensation du secret de cet homme, incarné par Pio Marmaï. On a bossé sur sa subjectivité, avec la sensation et la dialectique de manque, les acouphènes, cette espèce de solitude même quand il est entouré, au centre de la famille… Et je voulais un point de bascule pour que la contagion soit aussi celle de l'angoisse, avec une dimension attenante au genre, une distorsion des sens. On s'est penché sur l'occupation des silences, sur le fait de dire des choses pour en entendre d'autres. Il y avait cette volonté de transmuer les sensations au cadre. J'aime les exercices de liberté et de sincérité."