Violée enfant par son cousin, Anne, 33 ans, porte plainte et raconte...

Violée dans son enfance par son cousin de dix ans son ainé, Anne a porté plainte l'année dernière, à l'âge de 33 ans. Longtemps, elle a douté de ses souvenirs, des gestes, d'elle-même. Elle nous confie son histoire, son cheminement et pose de vraies questions. Témoignages.

Violée enfant par son cousin, Anne, 33 ans, porte plainte et raconte...
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Anne, 34 ans, est en pleine reconstruction. Elle vient tout juste de porter plainte contre son cousin de dix ans son aîné pour viol à plusieurs reprises. Chaque jour, elle tente de rassembler les pièces du puzzle, d'étayer ses souvenirs. La mémoire fait défaut, question de survie, d'actes impensés et impensables que le cerveau étouffe.
Depuis quelques mois, des images reviennent. Les détails s'invitent. Anne note tout dans un carnet, elle reconstitue ce passé traumatisant pour ne plus jamais douter de l'avoir vécu. Le plus terrible est là. Ne pas savoir, se demander si on l'a rêvé, si on exagère, si un cousin qui vous touche, c'est un jeu d'enfants, une "partie de docteur", ou quelque chose de bien plus grave, d'inconcevable. Confidences.

"J'ai du mal à poser des mots, du mal à dire que j'ai été violée cinq fois, peut-être plus, par mon cousin"

Je devais avoir cinq ans, peut-être six, quand tout a commencé. C'est difficile pour moi de donner un âge précis. Je sais que tout s'est stoppé quand je suis entrée au collège. Je dois dire que c'est flou, que j'ai même du mal à poser des mots, du mal à dire que j'ai été violée cinq fois, peut-être plus, par mon cousin.
J'ai en tête des images, des endroits. Je revois des détails et ce qu'il me demande. Ça revient par à-coups. C'est peut-être en lien avec le travail de psy que j'ai entrepris il y a un an et demi. Avec le fait d'avoir porté plainte aussi l'année dernière. Des éléments surgissent. Je note tout. J'ai besoin de reconstituer.
En tout cas, je me rappelle de la première fois : il m'a demandé de lui faire une fellation. Je me souviens de mon dégoût mais pas forcément de la façon dont il m'a poussée à le faire. Les gestes et les mots ne reviennent pas encore, pas en détail.

J'ai compris qu'il était normal d'oublier, du moins en partie. Ce qui est dingue, c'est que cette mémoire poreuse conduit à douter. On se retrouve à minimiser. Je n'arrive pas à savoir s'il m'a pénétrée avec son sexe. Mais ses doigts, oui. Dans les deux cas, c'est grave, bien sûr que ça l'est, mais il y a toujours ce moment où l'on se demande si on n'est pas en train de "trop en faire". Longtemps, j'ai lu des témoignages de viols, et je me disais qu'avoir été touchée cinq ou six fois par son cousin n'était "rien" ou pas grand-chose à côté du vécu de certaines femmes pour qui ça dure dix ans, pour qui c'est quotidien.

"Peut-être que j'étais une petite fille amoureuse de son cousin, que j'en avais envie finalement ?"

Je me souviens également avoir douté quand je m'apprêtais à aller porter plainte à la gendarmerie. J'en ai parlé à une copine qui me racontait que, gamine, elle avait joué à touche-pipi avec son cousin. Et si dans mon cas, ce n'était que du touche-pipi aussi ? Ça m'arrive de remettre en question ce que j'ai vécu, ce que je ressens, mes souvenirs, encore aujourd'hui.
J'ignore ce que lui pouvait m'en dire. En tout cas, jamais il ne m'a dit "c'est un secret, tu ne répètes rien". Alors peut-être que moi aussi, je le voulais bien ? Que c'était notre secret à tous les deux ? Peut-être que je me sentais coupable aussi. Peut-être que j'étais une petite fille amoureuse de son cousin ? Qui en avait envie ? Qui l'a bien mérité ? Il a joué avec le plaisir que ça peut provoquer. Il a joué avec moi. Même si j'ai des périodes de gros doutes je parviens à conscientiser, à me dire que ce n'est pas normal, que j'étais une enfant, qu'il était bien plus aux faits de ce qu'il se passait, bien plus acteur de tout ça.
J'essaie de remettre ces épisodes dans la réalité. Et je comprends que non, je ne pouvais pas le vouloir. J'avais 5 ans. J'ai une nièce de 5 ans. Quand je la regarde, je me dis que quand tu as 5 ans, tu découvres peut-être ton corps mais tu n'es pas prêt à avoir une sexualité, tu ne peux pas être partie prenante de ces actes.

"Dès qu'un homme posait son regard sur moi, ce regard était sale et je devenais sale"

Toute mon adolescence, je n'étais pas bien. En 6e, mes copines commençaient à tomber amoureuses. Elles étaient attirées par des garçons. Toutes étaient là-dedans. Moi, ce n'est pas que ça ne m'intéressait pas, mais je crois que ça me faisait un peu peur. Je pensais ne pas pouvoir plaire. Je me sentais différente, en décalage. Je me suis inventée un amoureux rencontré en vacances pour avoir moi aussi une histoire à raconter, une histoire comme toutes les autres, pour gommer le fossé.

Est-ce que j'y pensais beaucoup ? Je ne sais pas. J'en ai parlé une fois à une amie, au sein de ma bande de copines. J'ai partagé mon secret. Parce que ça m'envahissait, peut-être, mais je n'en suis pas sûre. En tout cas, ce souvenir – parce qu'avant d'être une multitude de souvenirs et de détails, c'était plutôt "un souvenir" - a pris de plus en plus de place. Je n'étais pas bien dans ma peau. Quelque chose n'allait pas. Quand j'ai intégré la fac, j'avais le sentiment d'être là physiquement mais jamais vraiment là. Je ne me sentais pas "vraie".

Dès qu'un garçon était présent autour d'une table, en soirée ou autre, je m'effaçais complètement. Les regards masculins m'impressionnaient, parce qu'ils me jugeaient, quelque chose comme ça. Je rougissais, j'avais l'impression d'être nulle et inintéressante. Mon rapport aux hommes était ambivalent. J'avais envie de séduire, d'avoir des relations amoureuses et sexuelles, et paradoxalement, dès qu'un homme posait son regard sur moi, ce regard était sale et je devenais sale. Je ne voulais pas attirer l'attention, je ne voulais pas être le centre, être regardée. Impossible de comprendre ce qui m'éteignait ainsi, jusqu'à ce que l'évidence frappe à ma porte : lui, mon cousin. C'était ma seule explication, explication que je cherchais partout. Il fallait que ça sorte, que je le dise, que je me décharge de ce qui me bloquait, m'emprisonnait.

"Mes parents se sentaient coupables de ne rien avoir vu, et moi je me sentais coupable de m'être tue mais aussi de me dévoiler"

J'ai écrit à mes parents. C'était il y a dix ans. Je n'envisageais pas de leur dire en face, de me confronter à leur regard. J'imaginais leur culpabilité, celle de n'avoir rien vu. Alors j'ai rédigé cette lettre, avec l'impression de révéler mon passé sans vraiment le révéler. Je ne voulais pas les faire souffrir.

Dès qu'elle a reçu ma lettre, ma mère m'a appelée en pleurs. C'était compliqué pour moi d'accueillir ses larmes. Je ne sais pas si j'étais préparée, si j'avais réellement anticipé tout ça. J'ai tout de suite été les voir. Ils n'ont pas remis ma parole en question, n'ont douté de rien. Mais je les ai vus pleurer. Ils se sentaient coupables de n'avoir rien remarqué. Et moi, coupable de m'être tue. Aussi coupable de me dévoiler, je ne sais pas.

Ce qui était important pour mon père, c'était que je puisse parler avec un professionnel. Il a fait des démarches, il avait des contacts, il m'a donné une adresse. C'était un psychanalyste. L'approche ne me convenait pas. Je dis que j'ai été violée par mon cousin et je me retrouve face à quelqu'un qui ne bronche pas, me regarde, attend que je poursuive. Il me fallait autre chose, un échange. Alors j'ai moi-même cherché un psychologue. J'en ai connu quatre. Généralement, une fois la première séance écoulée à parler de mon cousin et mon passé, on causait de mon quotidien, du présent, sans faire de lien avec mon traumatisme. J'avais le sentiment que tous ces pros cherchaient des clés ailleurs. Bien sûr, ce passé n'explique pas à lui seul qui je suis devenue. J'ai dénoué des choses, mais je sentais que ça ne me convenait pas.

Je ne m'attendais pas à tomber sur la psy que je vois actuellement. Je ne cherchais plus. Mais il y a deux ans, je me sentais très fatiguée. Je me suis rendue chez le médecin, j'ai fait un bilan sanguin. Aucune réponse à ma fatigue. Alors j'ai dit au généraliste que j'avais lu quelque part qu'après avoir été violé enfant, l'adulte pouvait ressentir de grosses fatigues. Il n'en savait pas grand-chose mais m'a donné les coordonnées d'une psy spécialisée dans les violences sexuelles. La rencontre qu'il me fallait. Elle a le bagage théorique, de l'expérience auprès des victimes, une grande connaissance des viols sur mineurs et des conséquences qui en découlent. Elle me permet de faire des liens, de mieux comprendre.

Je n'ai pas été la voir pour trouver la force de porter plainte. J'avais juste besoin de dénouer mon passé, de mieux comprendre, d'avancer, de me libérer. Mais elle m'a encouragée à sortir du silence, non pas en me poussant, mais parce que j'ai compris à ses côtés combien cette étape est salvatrice. En parallèle, mon copain a beaucoup bataillé.

"Lui me dit qu'on a simplement joué au docteur"

J'ai recroisé mon cousin plusieurs fois lors de fêtes de famille. D'enterrements aussi. Globalement, je le fuyais, je n'allais pas vers lui. L'année de mes 20 ans, mon grand-père est mort. Lors des obsèques, et parce que je venais de tout dire à mes parents, je n'ai pas été dire bonjour à mon cousin. Mon positionnement était plus franc. Je n'avais plus à faire semblant. A un moment donné, je me suis retrouvée seule avec lui, je me suis approchée, déterminée, je lui ai dit qu'il m'avait fait du mal et que j'avais beaucoup souffert. Il m'a dit "je suis désolé". J'ai répondu "ce n'est pas grave". Soudainement, j'étais dans un truc de "bon allez". Je m'en voulais de ne pas lui avoir dit bonjour, il me faisait de la peine, il était mis à l'écart. Ce sentiment perdure. Je n'ai jamais ressenti de colère envers lui. Toujours de la peine.

Dix ans plus tard, à 30 ans, j'avais besoin de comprendre pourquoi, de savoir si j'avais été la seule victime. J'avais plein de questions et il était le seul à pouvoir fournir des réponses. Mais j'ai été moyennement satisfaite de cette rencontre. Il m'a dit qu'on avait juste "joué au docteur". Je voulais que ça sorte de sa bouche, qu'il mette d'autres mots. Il a ajouté qu'il avait fait ça parce qu'il me trouvait belle. Je l'ai trouvé à côté de la plaque et ça m'a déstabilisée en plein parcours. Il m'a quittée en me demandant de passer le bonjour à mes parents !

"J'ai presque envie de le protéger, j'ai même peur de me dégonfler le jour où je serai confrontée à lui"

C'est vrai, j'ai peur de détruire sa vie. J'ai pitié de lui. Mon copain ne comprend pas, veut lui casser la gueule. Il me dit que je le défends alors qu'il m'a fait les pires choses que l'on peut faire à un enfant. La psy m'éclaire, j'arrive à expliquer mes sentiments, à comprendre que ça met tellement de choses en jeu quand ça se passe dans la famille... Je me dis que ça aurait été plus "facile" s'il était agi d'un inconnu, que oui, j'aurais de la colère, des insultes, une rage. Mais là, c'est mon cousin, c'est ma famille, j'ai presque envie de le protéger, j'ai même peur de me dégonfler le jour où je serai confrontée à lui, au procès, parce que ce jour va arriver. J'ai peur d'être prise d'empathie. D'un "mais pourquoi je fais ça, est-ce qu'on ne peut pas oublier ?".

Porter plainte, c'était ma dernière bille pour aller mieux. La psy m'aide beaucoup, mais je voulais tout tenter, jouer toutes mes cartes, faire tout ce que je peux faire. J'ai besoin d'être reconnue en tant que victime. Selon la psy, les personnes qui s'en sortent le mieux sont celles qui font la démarche et peu importe le dénouement. Quand on est victime d'un viol enfant, on est traumatisé, mais ce qui est encore plus compliqué, ce qui gêne et perturbe, c'est le poids du secret. Porter plainte, c'est sortir du silence, c'est abolir le secret, et même si j'en ai déjà parlé, ça reste en famille, ça reste dans mon cercle proche, et tant que je ne fais rien de plus, alors le sujet meurt, devient tabou, et donc reste un secret enfoui quelque part. Et puis, on ne peut pas "tout régler" à l'intérieur de la famille. L'extérieur doit intervenir.

Aujourd'hui, je me sens plus forte. Je continue de douter, de réfléchir, de cogiter, de me balader dans mon passé à la recherche de réponses. Mais j'avance. Je suis amoureuse, ma vie sexuelle connait des hauts et des bas, du plaisir et des blocages, mais je tente de reprendre confiance. Ce n'est pas évident tous les jours, je me sens encore fragile. Néanmoins, il y a un mieux, il me semble. Et je n'y aurais jamais cru… moi qui aie tellement douté, moi qui finalement aie mis beaucoup de temps à croire en tout ça, à me croire tout court.