Viol : l'horrible stratégie du régime syrien

La guerre qui sévit en Syrie depuis 8 ans a causé le décès de milliers de personnes, mais elle a aussi produit des victimes silencieuses. Plus de 7 000 civils, des femmes surtout, ont été violés par les forces pro-Assad entre 2011 et 2017, comme le rapporte l'ONU. Nombre d'entre elles ont décidé de témoigner contre cette pratique systématique menée par le régime syrien. Une situation inédite, que nous avons analysée avec une experte.

Viol : l'horrible stratégie du régime syrien
© Radek Procyk

"L'officier m'a menacé : 'Si tu cries, je vais te tuer !' et un des soldats a mis sa main sur ma bouche. Les trois hommes ont commencé à me toucher partout, y compris sur les parties intimes." Ce témoignage est celui de Maryam, jeune Syrienne violée par des soldats du régime de Bachar el-Assad. Sa déclaration, mise en lumière par Libération, n'est pas un cas isolé. Comme elle, plus de 7 700 femmes et adolescentes ont subi des violences sexuelles ou du harcèlement de la part des forces pro-Assad entre 2011 et 2017. Plusieurs centaines d'entre elles ont choisi de raconter l'horreur qu'elles ont vécue. Yasmine, parce qu'elle distribuait de l'aide humanitaire, a été arrêtée, abusée sexuellement et violée lors des interrogatoires. Loubna a été torturée à l'électricité et violée...

Près de 450 récits de victimes, de survivants mais aussi de témoins, ont été publiés par le journal français, comme un écho au rapport de l'ONU rendu public le 15 mars. Celui-ci accuse le régime syrien de commettre des viols et des violences sexuelles sur les populations civiles de façon quasi-systématique. Si l'enquête pointe également du doigt les crimes sexuels perpétrés par les factions rebelles, ces violences se sont déployées à une échelle "considérablement moindre que les viols attribués aux forces gouvernementales et à leurs milices alliées". 

Ce constat lève le voile sur la pratique du viol comme arme de guerre, en ce qu'il est planifié par une autorité politico-militaire (ici, le gouvernement de Bachar el-Assad) et qu'il est utilisé de manière stratégique pour affaiblir l'ennemi lors d'un conflit (ici, tout ceux ayant plus ou moins des liens avec les rebelles). Aujourd'hui, il est assimilé à un crime de guerre et à un crime contre l'humanité depuis 2008. 

Les femmes en ligne de mire

Les premières victimes de cette horreur en Syrie sont des femmes, même si hommes et enfants en font également les frais. Une des raisons principales de cet acharnement : elles sont celles qui, par défaut, ne portent pas d'armes et n'ont donc pas la capacité de se défendre.

Pour Raphaëlle Branche, historienne spécialiste des violences en situation coloniale et co-auteure d'un ouvrage sur les viols en temps de guerre*, il existe une autre justification. Ces crimes sexuels "visent les femmes parce qu'elles peuvent enfanter, qu'elles représentent l'avenir des sociétés. En cela, on peut agir sur l'histoire". Les agresseurs ont pour objectif de déstructurer la communauté et de toucher le pays en plein cœur.

"Le viol est plus malin, démoniaque est puissant que la mort"

"Quand le viol est réfléchi et fait parti d'une stratégie, il faut dépasser la victime pour voir le groupe d'appartenance qui est visé", nous explique l'universitaire. La femme n'est pas seulement violée pour son statut, mais aussi parce qu'elle appartient à une entité plus large, un groupe ennemi que l'agresseur veut écraser. Ici le gouvernement de Bachar el-Assad souhaite punir les opposants au régime et n'hésite pas à sanctionner les proches des activistes pour les atteindre.

Le viol est utilisé à des fins politiques et devient un instrument de pouvoir. Un moyen répressif bien "plus malin, démoniaque et puissant que la mort", déclare Raphaëlle Branche. L'historienne rappelle que le viol cherche à "détruire psychologiquement les victimes avant de les relâcher avec tous leurs traumatismes" et que pour "un régime qui veut faire taire sa population, c'est autrement plus efficace à long terme que la mort".

Les prisons, premier lieu de cette systématisation 

Dans l'enquête publiée par Libération, de nombreuses ex-détenues ont témoigné des violences sexuelles qui existent dans les centres de détention. Une d'entre elles confie que les autres prisonnières l'empêchaient de dormir et que "les femmes suppliaient les gardes de les frapper, mais de ne pas les violer". Sur les 7 700 victimes mentionnées plus haut, 800 d'entre elles ont subi des violences au sein d'établissements pénitenciers. Pour Raphaëlle Branche, "la détention, le camp ou la prison sont des lieux qui favorisent les violences sexuelles. Ce ne sont pas des lieux de droit, mais de plein pouvoir. Les victimes sont des gens à qui on a pris leur maîtrise du temps et de l'espace."

"Les prisons sont des lieux de plein pouvoir"

Ces pratiques carcérales ne sont pas seulement le fait de soldats isolés ou incontrôlables. Selon le rapport de l'ONU, des pro-Assad auraient violé des femmes dans la quasi-totalité des gouvernorats de Syrie. Difficile d'imaginer que le régime et les hauts dignitaires n'étaient pas au courant de ces agissements cruels et violents. Plusieurs preuves viennent confirmer cette pratique systématique, planifiée et organisée. Une ancienne détenue explique dans son témoignage que les médecins des prisons étaient impliqués dans ce processus, en fournissant aux victimes, tombées enceintes, des pilules abortives.

Cette planification des viols, poussée à son paroxysme ne ressemble à aucune autre guerre. Raphaëlle Branche nous confie qu'elle n'a trouvé que très peu de cas similaires dans ses recherches et études antérieures, excepté lors de la guerre en ex-Yougoslavie. Une manière de nous rappeler que la situation en Syrie est plus ou moins inédite et que toute guerre n'est pas forcément synonyme de viols de masse.  

Réveil des consciences

Dans les témoignages rendus visibles par Libération, des hommes, anciennement du côté de l’oppresseur, ont pris la parole. D'anciens hauts-gradés et d'ex-membres des services de renseignement ont raconté l'horreur des prisons syriennes et ont témoigné des injonctions inhumaines qu'ils recevaient. Un d'eux, prénommé Fadel Tlass, a fait défection après qu'un de ses supérieurs lui a dit : "Tu penses qu'on va laisser le régime tomber ? On va baiser toutes les femmes pour les punir."

Cette prise de parole des hommes montre que tous n'acceptent pas de se plier aux directives, par conscience personnelle ou par déontologie. Pour Raphaëlle Branche, il est nécessaire que les sociétés changent afin qu'un soldat qui reçoit l'ordre de violer "ait les moyens de refuser, car cela ne correspondra pas à son éthique de soldat, à sa vision de la guerre ou de l'être humain". Un travail en amont afin d'éviter que de telles violences ne se répètent en cas de conflit.

* Viols en temps de guerre (Payot).