Jeanne Added et Camélia Jordana, à fleur de rock dans Haut Les Filles

Jeanne Added et Camélia Jordana sont deux pétulantes figures du film de François Armanet, "Haut les Filles". Artistes de talent, féministes assumées, ces musiciennes engagées ne chantent pas la sérénade, elles nous expliquent que le rock et la scène sont les nouveaux espaces du "girl power". Interview croisée.

Jeanne Added et Camélia Jordana, à fleur de rock dans Haut Les Filles
© HAEDRICH JEAN-MARC/LAURENT VU/SIPA

Le Journal des Femmes : Quelle a été votre réaction lorsque Bayon et Armanet vous ont contactées pour le documentaire Haut les Filles  ?
Camélia-Jordana :
Ah chouette ! (rires) C'est très cool, joyeux et rassurant de voir deux hommes de cette envergure, deux plumes de Libé donnent la parole aux femmes en se disant "bon à un moment il va falloir y aller les copains !". 
Jeanne Added : Moi, ce serait plutôt l'inverse : on a encore besoin que les hommes nous donnent la parole pour pouvoir la prendre...

Brigitte Fontaine dit face caméra :"Je ne suis pas féministe, je suis solidaire des autres", qu'en pensez-vous ?  
Jeanne Added :
J'ai du mal avec les femmes qui ne se disent pas féministes, mais c'est sûrement générationnel... Le mot "féministe" a été vachement galvaudé... et beaucoup par les hommes. Je ne comprends pas pourquoi Brigitte Fontaine dit cela... D'autant qu'ensuite elle est précise et drôle quand elle dit qu'elle n'aime pas le terme "femme" et lui préfère "meuf" ou "femelle". C'est intéressant et poétique.

D'ailleurs Jeanne,  c'est à vous que le documentaire doit son titre, parce que vous utilisez le mot "fille" et pas "femme"...
Jeanne Added : J'ai l'impression que ce mot ne m'aime pas donc je ne l'aime pas non plus ! (rires) 

Dans Haut les Filles, vos postures sont différentes : Camélia Jordana, vous n'avez pas eu à vous battre pour vos droits...
Camélia Jordana : Mon quotidien est truffé de combats, sachez-le ! (rires) C'est très douloureux. Cela ne se voit pas, mais je pense régulièrement arrêter parce que je perds beaucoup trop d'énergie et l'amour de mes métiers. On me ramène sans cesse à la gamine à lunettes de 16 ans qui ne connaît pas son métier, qui est une femme trop exigeante incapable de driver une équipe… Du coup, dès que je m'affirme, on dit que je prends la grosse tête, que je suis infernale et ingérable ! (rires)

"Mon quotidien est truffé de combats. Cela ne se voit pas, mais je pense régulièrement à arrêter  parce que je perds beaucoup trop d'énergie et l'amour de mes métiers"

Qu'est-ce qui vous a donné le courage d'être face aux autres et telles que vous êtes ?
Jeanne Added :
Pour moi, c'est passé par la musique et c'est encore le cas. Depuis le début de ma carrière, j'essaie de m'effacer pour qu'on écoute ma musique. Maintenant, je me mets en scène, je m'amuse à l'aide de tenues. J'ai encore des moments de résistance et de peur de m'éloigner de mon geste musical...
Camélia-Jordana : Avant de chanter, j'étais dans la dévalorisation, puis j'ai compris qu'il fallait que j'arrête de me faire du mal. J'avais 14 ans. Ce n'est qu'en travaillant avec Lou Jeunet dans le film Curiosa où j'incarne Zohra Ben Brahim, muse algérienne de Pierre Louys, que j'ai acquis une certaine liberté. La lecture de ce personnage par Lou a été un grand changement dans ma vie car j'ai réussi à accepter ma féminité et mes origines. 

Dans Curiosa, vous n'êtes pas dans la performance musicale ou scénique, vous êtes nue pratiquement tout au long du film…
Camélia Jordana :
Cela ne m'a pas dérangée. Quand je suis quelqu'un d'autre, ma peau ne m'appartient plus... A la fin, je me couvrais pour ne pas mettre l'équipe mal à l'aise sur le plateau. Ce rôle m'a fait grandir sur le regard que je porte sur moi-même.

Le docu soulève la question du rapport à la douleur du rock qui"hystérise la mélancolie". En tant qu'artistes, avez-vous besoin d'avoir mal pour être dans la performance ?
Camélia Jordana :
Il y a des choses qui n'ont pas besoin d'être hystériques pour être rock. Je peux écouter Barbara parler et trouver cela extrêmement rock, tout comme Brigitte Fontaine en guitare-voix avec des lunettes de soleil.
Jeanne Added : Il y a quelque chose de romantique dans le fait d'associer création et souffrance, mais la joie et le désir sont des choses aussi puissantes et importantes. Le film nous montre qu'il y a aussi de la lumière chez Jehnny Beth qui envoie une énergie hyper positive dans ses paroles…  Ce large spectre est nécessaire car les femmes ne peuvent être réduites à une seule dimension. 

Y-a-t-il une souffrance latente lorsque l'on doit monter sur scène ?
Jeanne Added :
 Il n'y a pas de souffrance quand je suis sur scène : c'est un endroit où je me sens bien. J'ai juste mis du temps à accepter que j'avais du mal avec les codes de la féminité et que les possibilités qu'on me proposait était minimes. A un moment donné, j'en ai eu assez donc j'ai fais autrement.

"On nous dit qu'il faut être en couple pour être heureuse : c'est faux !"

Quels sont les petits plaisirs simples qui vous aident à vous reconnecter ?
Camélia Jordana : J'adore allumer des bougies, poser des intentions et me connecter à mes ancêtres et au cosmos.
Jeanne Added : En toute simplicité ! (rires)
Camélia Jordana : Ecouter un bon Nina Simone marche aussi.
Jeanne Added : J'ai besoin de voir mes amis !
Camélia Jordana : Ouais, mais il faut pouvoir leur consacrer du temps... Seule, il s'agit de prendre une bonne respiration... Manger aide beaucoup également ! 

Françoise Hardy confie dans Haut les Filles que choisir sa vie professionnelle ne l'a jamais empêchée de rentrer faire à manger pour ceux qu'elle aime. Vous arrivez à lier ce féminisme et vous mettre par amour au service des autres ?
Camélia Jordana :
Je ne mettrai jamais au service de qui ou quoi que ce soit, ça ne m'intéresse pas ! (rires)
Jeanne Added : Françoise Hardy ne pensait pas que mettre sa vie intime au premier plan serait finalement d'attendre un homme qui ne rentre pas...

Est-ce un sacrifice envisageable pour vous ?
Camélia Jordana
: Non.
Jeanne Added : Ces paroles prouvent qu'on nous a menti en tant que femmes. On nous a raconté que notre vie serait incomplète en dehors d'une vie de couple, rangée. On ne nous a pas dit la joie incommensurable de s'exprimer, de s'accomplir, de trouver un endroit pour soi. Dans tous les films, on nous martèle qu'il faut se trouver un mec pour être heureuse : c'est faux ! Je n'ai jamais été aussi heureuse que lorsque je fais de la musique.
Camélia Jordana : La joie externe n'appartenait qu'aux hommes en fait ! On a tout fait pour qu'on reste à la maison, à s'occuper des enfants mais on peut trouver le bonheur ailleurs, en étant soi. 

Un conseil pour nos jeunes lectrices ?
Camélia Jordana :
S'écouter et, à partir du moment où l'on a du désir pour quelque chose, on est légitime pour le faire et on a toute la force pour y arriver.
Jeanne Added : Ne pas avoir peur de la solitude, regarder à l'intérieur de soi. Chercher absolument l'endroit, la chose qui vous fait vibrer et foncer. Essayer de ne pas écouter ce qu'on vous dit d'être. 

Y a-t-il un peu plus de bienveillance à avoir les unes envers les autres ?
Jeanne Added :
Oh oui ! D'ailleurs, je suis incapable d'être complice avec un gars qui parle mal d'une fille. Donc sororité à bloc, entraide, compréhension, empathie et no shaming !
Camélia Jordana : Bienveillance, no concurrence, no rivalité entre nous, au contraire ! 

Haut les filles de François Armanet, avec Imany, Vanessa Paradis, Lou Doillon, Françoise Hardy, Jeanne Added, Jehnny Beth, Charlotte Gainsbourg... (1h20). En salles le 3 juillet 2019.